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La liberté d'entreprendre, salariat et démocratie ?

D’après une réflexion de Frédéric Lordon.

Proposition

Le principe démocratique est celui de l’égale participation de tous aux affaires collectives, or tout rapport de production (engageant plus d’une personne), est une entreprise collective, le principe démocratique doit s’y appliquer et donc, la propriété privée de l’entreprise est par nature anti-démocratique.

Corollaire

Nous devons affirmer le principe autogestionnaire dans les sphères productives et politiques. Nous devons œuvrer à l’abolition du patronat et du salariat.

Argumentaire

Partons du concept rudimentaire mais consensuel de la démocratie, définit par le principe d’égale participation de tous les citoyens aux affaires collectives, au pouvoir politique. Cette égale participation implique certaines conditions de réalisation. Par exemple l’égalité des droits doit être garantie, mais on voit rapidement que c’est insuffisant : la loi interdit aussi bien au riche qu’au mendiant de dormir sous les ponts. Comment parler de démocratie lorsque des inégalités économiques et sociales de ce type rendent la participation au pouvoir politique impossible ?

Le mendiant n’est-il pas un citoyen ? S’est-il exclu lui-même des affaires collectives ? Qui aujourd’hui aura le front de dire que le mendiant est à la rue par ses fautes et insuffisances personnelles ? Et, pour reprendre le mot de Rousseau, qui sera assez simple pour le croire ? A l’extrême rigueur, on sait bien que les prétendues erreurs ou accidents de parcours n’ont pas la même probabilité d’apparition ni les mêmes conséquences pour les différentes classes sociales. Dira-t-on que ces différences sociales sont légitimes ?

La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (fondation de la République française instaurée par la Révolution) affirme que les différences ne peuvent être fondées que sur l’intérêt commun. C’est à ce moment que les problèmes commencent car comment, et surtout qui, établira cette définition de l’intérêt commun ? C’est naturellement le pouvoir instituant du peuple, démocratiquement, soit à cette époque l’assemblée des représentants. Mais au moment où la possibilité même de l’inégalité et la limitation de cette inégalité sont discutées et validées dans la déclaration de droits de l’homme, les conditions de la démocratie sont-elles suffisamment établies ? Et dans le cas contraire, ne risque-t-on pas de voir cette limitation de l’égalité servir non l’intérêt commun mais celui de la classe sociale (les représentants bourgeois) qui a pu justement élaborer la définition de l’intérêt commun ? On comprend ainsi que cette définition reste encore aujourd’hui un enjeu de bataille politique entre les classes sociales.

Quoiqu’il en soit, l’idéologie dominante oscille actuellement entre l’acceptation des inégalités les plus fortes, au nom de la liberté économique (amenant au final la prospérité globale par les mécanismes du marché), et une certaine limitation de cette inégalité au nom de la paix sociale, d’un certain humanisme (à gauche) ou de la charité (à droite). Dans les deux cas la liberté économique, la liberté d’entreprendre sont considérées comme fondamentales à l’intérêt général. C’est l’extension de cette liberté qui fait en général débat, jamais son principe.

La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen garantissait aussi le principe très général de la propriété privée, incluant sans distinction la propriété des moyens de production et la possibilité d’avoir un usage garanti des biens (et il y a eu querelle autour de ce point, en particulier entre les robespierristes qui voulaient subordonner le principe de propriété à celui de l’égalité, et entre autres, les libéraux).

Quelle relation pointer entre la propriété privée, la liberté d’entreprendre et de la démocratie ?

La liberté d’entreprendre et la garantie de la propriété privée permettent la constitution de l’entreprise au sens où on l’entend aujourd’hui. Or qu’est-ce que l’entreprise ? C’est la rencontre du capital et du travail dans le but de produire des biens et services pour permettre la survie de l’entreprise et « éventuellement » d’un profit.

On voit immédiatement que la rencontre du travail et du capital est a priori un rapport de réciprocité car les apporteurs de machines ne peuvent se passer du travail et, inversement, les travailleurs ne peuvent travailler sans l’utilisation des machines.

Mais le capital est aussi du capital argent. Et la domination ira à celui qui peut se passer le plus longtemps de l’autre. Et à ce jeu là le travailleur est battu d’avance car pour se payer à manger aujourd’hui il doit travailler, alors que le capitaliste a assez d’argent pour tenir un moment.

[ Marx répond à deux questions qu’il nous est impossible ici de détailler: l’origine du capital initial dans les mains de l’entrepreneur est issu d’un rapport de domination et d’un procès historique de violence (théorie de l’accumulation primitive du capital : Le Capital, I, VIII, XXVI) ; le profit ne peut se faire que par le « vol » d’une partie du travail (théorie de la plus-value). ]

A partir de cet instant le capital va pouvoir entrer dans un rapport dissymétrique, faire travailler sous ordres, par subordination, en échange de la rémunération (la plus faible possible, mais là n’est pas l’essentiel, l’essentiel est le rapport salarial comme tel).

Ici la liberté d’entreprendre se lie au problème démocratique. Car l’esprit d’entreprendre peut généralement se définir par la volonté de réaliser des choses. Ceci ne pose pas de problème démocratique direct tant que l’on peut entreprendre seul : monter une entreprise de vente de papillon peut se faire seul. Dès que l’on veut faire quelque chose qui demande la collaboration d’autrui le problème change de nature. Collaborer signifie que l’on va participer à un projet collectif, à une affaire commune. Or, l’entrepreneur privé ne veut pas de collaborateur, d’associés égaux, il veut des mercenaires. Le rapport salarial est un rapport d’enrôlement. Plus généralement, c’est un rapport de subordination, un rapport inégalitaire. C’est un rapport social non démocratique dans le cadre d’une affaire pourtant commune à plusieurs personnes. Est-ce acceptable ? Les libéraux diront que oui, mais nos institutions dévoilent la contradiction entre les principes démocratiques et le rapport salarial. Cette contradiction s’incarne dans un dispositif qui reconnaît que le contrat de travail n’est pas un véritable contrat (car selon la théorie libérale même, ne peuvent contracter que des individus égaux et sans contrainte). Ce dispositif est le Code du Travail, fort attaqué à notre époque, et qui est censé compenser le caractère inégalitaire du rapport. Est-ce suffisant ? Nous pensons que non.

Pour confirmer notre hypothèse, il faut affirmer l’idée du caractère politique des relations sociales en entreprise. Dans l’entreprise il y a des rapports de pouvoir, de domination, des décisions prises et qui concernent l’ensemble des travailleurs. La démocratie peut-elle s’arrêter aux portes de l’entreprise ? Cela voudrait dire que l’entrepreneur peut acheter (souvent à vil prix SMIC, contrats aidés, etc.) la liberté du travailleur. Cela voudrait dire que la démocratie valide l’inégalité, cette menace des conditions d’exercice de la souveraineté populaire. Plus profondément cela signifie que des affaires collectives peuvent être achetées par le capitaliste, et qu’à terme, par le procès d’accumulation, toutes les activités sociales pourront entrer dans la sphère marchande et le rapport de la propriété privée.

Donc, le principe démocratique implique que l’entreprise, qui concerne tous ceux qui y travaillent, soit considérée comme une entité collective, donc politique, et qu’elle ne peut appartenir à un propriétaire ou à des actionnaires. Elle doit appartenir, à égalité, à tous ceux qui y travaillent. Son extension et son activité limitées n’en font certes pas une chose publique (une République, concernant tous les citoyens) mais une chose commune (une Récommune, concernant tous les travailleurs).

La liberté d’entreprendre ne peut donc s’accorder à la démocratie que par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, et par la transformation de l’entreprise en récommune.

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Autorité : Quelle organisation non hiérarchique de nos services ?

Affirmer et agir partout et tout le temps, quand c’est possible, le principe de refus de la hiérarchie.

La notion de hiérarchie, un sacré obstacle

Durant la Grande Révolution, quand s’affirmaient les principes républicains naissants, et où le peuple veillait à ce qu’on ne les prostitue pas, une intense réflexion était menée quant à l’élection des officiers par les hommes du rang. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la hiérarchie ?

L’armée, domaine où le principe hiérarchique semble le plus incontestable, a été investie par l’aspiration démocratique. Rappelons au passage que le stratège, dans l’Athènes classique, était élu. Essayons de voir dans quelle mesure la démocratie et la hiérarchie sont incompatibles.

Hiérarchie dérive de deux mots grecs : hiéros et archè. Archè signifie principe, fondement, origine, comme dans monarchie : un seul principe, un seul fondement du pouvoir. Hiéros signifie sacré. Or le sacré est ce qui sort de l’appréhension commune et quotidienne, c’est ce qui ne se discute pas, ce qui semble inaltérable, qui ne semble pas issu de l’activité de la société.

Pourquoi tient-on autant à ce mot de hiérarchie alors que l’on prétend que les différences de statut social sont définies et garanties par le pouvoir législatif des députés, donc par la « volonté » des électeurs ? C’est sans doute parce qu’il faut que nous gardions en tête que ces différences sont peut-être modulables à la marge, mais aucunement attaquables dans leur principe. Et les députés, s’ils sont élus, n’en respectent pas moins le caractère sacré de la hiérarchie, la défendant comme tel. Il faut conserver le caractère indiscutable et impensable de cette sacralité. En outre, derrière le mot sacralité résonne un principe ontologique et axiologique. Ontologique signifie que la hiérarchie est une donnée fondamentale de l’être en général, c’est une propriété de toutes organisations, cette graduation entre supérieurs et inférieurs serait dans la nature des choses. Il est aussi fou de vouloir la combattre que de vouloir combattre la loi de gravitation. Axiologique signifie relatif aux valeurs. La hiérarchie est aussi une échelle de valeur. Les individus ont d’autant plus de valeur qu’ils occupent une place élevée. Combattre la hiérarchie serait un scandale moral.

Revenons aux armées révolutionnaires. En voulant élire directement les officiers, c’est l’égalité qui se faisait jour. C’est à égalité que les soldats auraient tiré de leurs rangs ceux qu’ils estimaient les mieux placés pour coordonner les opérations. De portée plus générale est le dialogue entre un chirurgien célèbre invité à l’émission de radio Répliques, et un Alain Finkielkraut outré par ses propos. Le chirurgien affirmait qu’il fallait parfois un coordonnateur, un chef d’orchestre dans un bloc opératoire, mais que cette fonction pouvait être remplie par un infirmier.

Ceci illustre le fait que, ces fonctions spéciales n’impliquent pas de privilèges, de supériorité de salaire, etc. D’ailleurs, ces fonctions de responsabilité doivent être désirées par implication dans une ouvre collective à laquelle on a suffisamment participé, à égalité, pour la penser notre. Ainsi, on pourra les faire tourner. Et le poids de la responsabilité ne justifiera pas une rétribution financière ou un pouvoir lié à un statut définitif, sacré, hiérarchique.

Alors chez nous, nous pourrions tout à fait penser une organisation égalitaire qui élirait les fonctions de « direction », qui définirait un plan de formation pour que chacun puisse occuper tour à tour ces positions. Les fonctions de direction n’étant pas directement « techniques », on peut imaginer une formation généraliste. Preuve en est les énarques qui peuvent diriger tour à tour, et avec une compétence et une intelligence toutes relatives, le Ministère de la Santé, du Travail, du Budget, de l’Intérieur, etc. On peut penser également, que la nature des fonctions et leur extension soient définies par le collectif de travail. Nos collectifs de travail étant sous contrôle direct de l’ensemble des citoyens quant à nos objectifs généraux et leur réalisation. Ainsi nous en aurions fini avec l’organisation hiérarchique.

Nous pourrions déjà demander des AG autogérées, des réunions hors hiérarchie avec une présidence tournante, nous pourrions affirmer que des sections uniquement composées d’inspecteurs ne posent pas problème si l’éventuelle fonction d’animation ou de direction est rotative, si nous renonçons à l’évaluation par un supérieur… Mais le réel est là. Nous ne fonctionnons pas ainsi et toute tentative séditieuse finirait au mieux par une procédure disciplinaire. Comment dès lors travailler sans risque à la réalisation des conditions de possibilité d’une telle organisation ?

La notion d’autorité ou comment affaiblir le pouvoir de la hiérarchie

Le philosophe et psychanalyste Slavoj Zizek reprend la notion d’autorité pensée par Hannah Arendt :

« L’autorité représente le pouvoir dont sont investies certaines personnes en raison de leurs fonctions, ou de leur « position d’autorité » concernant l’information et la connaissance dont il est question. Par exemple, nous trouvons une forme d’autorité personnelle dans la relation entre parent et enfant, entre enseignant et élève – ou elle peut être conférée aux fonctions (un prêtre peut accorder l’absolution, qui est valable même s’il est complètement ivre). Elle se caractérise par une reconnaissance incontestable de la part de ceux qui sont enjoints d’obéir : la coercition et la persuasion ne sont pas nécessaires. L’autorité ne provient ainsi pas simplement des attributs de l’individu. Son exercice dépend d’une volonté de la part des autres de lui accorder leur respect et de reconnaître sa légitimité, plutôt que d’une capacité personnelle à persuader ou à contraindre. »

Arendt précise que le pouvoir par l’autorité est solide tandis que le pouvoir par contrainte et persuasion est instable. Ainsi pense-t-on que le parent qui doit battre son enfant, le professeur qui multiplie les punitions, ou l’État qui massacre sa population ou l’enferme massivement pour conserver sa domination sont des exemples de pouvoirs faibles sombrant dans la violence, et au final, prêts à se fissurer.

Nous autres, qui ne sommes plus des enfants, à qui accorderons-nous l’autorité ? A qui est-il décent d’obéir ? En tant que citoyens, nous avons par principe l’égale participation à la direction de la cité. Cette souveraineté partagée nous est volée par le principe général de la représentation et de la hiérarchie ; dans les entreprises par le principe de la subordination salariale (obéir au propriétaire en échange d’une paye). Tout le problème vient de l’autorité qu’ont les patrons, et les chefs. Tout le problème est cette autorité qu’on veut bien leur consentir.

Il n’est légitime et digne d’accorder l’autorité qu’à ceux que nous désignons directement et aux conditions qui sont les nôtres. Nous ne sommes pas des enfants, nous sommes des citoyens, aussi devons-nous refuser l’autorité à ces « chefs » imposés par la bureaucratie. La condition de possibilité d’une organisation non hiérarchique est le retrait de l’autorité de nos chefs pour ne leur laisser que la persuasion et la menace disciplinaire. Et cela est très simple à faire, il suffit de les regarder dans les yeux pour qu’ils ne trouvent dans notre regard aucun respect pour le pouvoir attaché à leur fonction. A partir de ce moment là, il n’y a plus que la contrainte économique pour nous faire « accepter » cet état de fait. Nous n’avons que dédain pour un pouvoir attaché à une personne que nous n’avons pas choisi. Parce qu’il faut bien voir que lorsqu’on travaille correctement avec nos chefs, n’en demeure pas moins un rapport fondamental de domination (a minima statutaire), du fait que leur position n’est pas issue de la volonté directe du collectif des travailleurs. Ceci est absolument intolérable à quiconque œuvre au mouvement d’émancipation.

La Boétie décrivait déjà ce principe au XVIe siècle, beaucoup ont des chefs sur la tête (chefs, sur-chefs, DRH, actionnaires, PDG, Préfets, Ministres, etc.) et des subordonnés. S’il faut retirer l’autorité des chefs, en tant que chef soi-même, non désigné par la communauté des égaux, il est possible d’avoir un rapport ironique à sa propre position, mépriser cette posture assumée uniquement par la contrainte de son propre chef.

Ainsi tout le système perd son autorité, se fissure, devient de plus en plus grinçant. Les divers échelons entrent en grève, en boycott des dispositifs de flicage et de contrôle (management), les conditions d’un changement d’époque sont en place.