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Motions Réflexions

La bataille de l'usager

Motion adoptée au congrès 2019 de la Fédération CNT TEFP

Argumentaire :

Depuis 2014 et la réforme Sapin, le service public d’inspection du travail est engagé dans une réforme profonde qui tend à changer le sens de notre travail. Lorsque on analyse la situation sur la durée, on constate plusieurs dynamiques sont à l’oeuvre et entrent en raisonnance les unes avec les autres pour redéfinir lentement, sûrement, l’idée même de service public.

Les tendances à l’oeuvre sont les suivantes :

  • inflation d’échelons hiérarchiques au-dessus de l’agent de contrôle, de « managers » dont la fonction est centrée non autour de la production d’un service en direction d’un usager mais de contrôler et orienter l’action de l’agent de contrôle et assistantes. En un mot des bullshits jobs au sens donné par David Graeber.
  • Une dépénalisation progressive du droit du travail. Par dépénalisation nous n’entendons pas simplement le taux très important de classement sans suites et/ou les disparitions de procédures. Ce phénomène existe depuis longtemps, et bien avant la réforme Sapin. Il est le lot de tous les « polices » s’occupant de la délinquance en col blanc. Par dépénalisation nous entendons plusieurs mouvements et dynamiques conjugués : – le classement/disparitions de procédure ; – La mise en place de sanctions administratives organisant dans les faits (malgré une liberté de choix entre la voie pénale ou administrative totalement fictive) une répartition entre « petites » infractions relevant de sanctions administratives ou « grosses » infractions relevant du pénal. A cet égard il faut noter que la mise en place de sanctions administratives permet de faciliter une politique de valorisation interne et d’alimenter une politique du chiffre. – pour certains procureurs le fait de ne plus poursuivre du tout selon le droit pénal du travail mais uniquement selon le code pénal et/ou en exigeant un niveau d’ITT à trois mois, ce qui permet d’augmenter encore le taux de classement ; – enfin la tendance de fond (accélérée par les lois travail I et II) et situant la première source du droit au niveau de l’accord d’entreprise, c’est-à-dire à un endroit où il n’y a pas ou peu de pénalités.
  • Une augmentation du prescrit hiérarchique. Les plans d’actions et le prescrit hiérarchique ont toujours existés. Là encore il ne s’agit pas d’une nouveauté mais d’une tendance de fond à l’accroissement quantitatif qui témoigne d’un changement qualitatif. Cette tendance est bien entendu à mettre en relation avec l’augmentation des échelons hiérarchiques, chaque échelon ajoutant peu ou prou sa couche de prescrit et de pressions afin de justifier son existence vis-à-vis de l’échelon supérieur. Dans le même temps nous assistons à la diffusion de l’idéologie managériale au sein des services publics développant une vision de l’activité déconnectée de la relation de service et orientée vers la valorisation. Chaque échelon doit valoriser et singer une mascarade de « productivité » pour justifier son existence à chaque niveau et ce jusqu’à la ministre. A cet égard le pôle T s’emploie activement à la mise en place d’indicateurs de benchmarking par actions, entre UC, entre UD et entre UR et mois par mois. Sur fond de suppressions de postes, si les chiffres attendus ne sont pas au RDV, loin d’une remise en question du système, la hiérarchie en déduira qu’il faut ajouter une couche de prescrit et de pression hiérarchique sur les agents de contrôle (et éventuellement d’échelons hiérarchiques). Si les chiffres sont en RDV, la hiérarchie augmentera les objectifs. Nous sommes donc face à une fuite en avant.
  • une augmentation de la répression antisyndicale. Les différentes dimensions rappelées ci-dessus changent le rapport de la hiérarchie aux agents en général, et aux agents récalcitrants ou résistants en particulier. Ceux-ci sont de plus en plus vus comme de simples adversaires empêchant la machine de tourner, plutôt qu’un retour du travail réel face à une organisation virtuelle. En bout de chaîne, la pression hiérarchique se traduit ainsi par une augmentation de la répression antisyndicale.

Les différentes tendances et dynamiques rappelées ci-dessus doivent être envisagées ensemble. Elles dessinent une évolution des services vers une administration autocentrée, uniquement préoccupée de valorisation, censée prouver son « efficacité », où chacun, en interne, essaye de sauver sa peau. Le point aveugle de cette évolution est la relation de service, cad au final la relation à l’usager en tant que demande sociale. Eternellement conçue, explicitement ou implicitement, comme la variable d’ajustement par rapport au prescrit hiérarchique, elle tend même à être ramenée, dans le discours de la DGT, à un alibi d’agents récalcitrants et ne voulant pas travailler. Elle est pourtant le fondement du sens de notre travail. Si notre administration est en train d’inventer le service public sans public, nous devons défendre un service public au service du public.

Motion :

La CNT-TEFP défend un service public aux service des salariés.

Cette revendication implique la prise en compte dans nos luttes la défense, le maintien et l’extension de l’accueil concret des usagers (service de renseignements permettant un accueil physique et sans RDV dans toutes les UD, nombre d’assistants suffisants afin de répondre et orienter les demandes).

La CNT-TEFP promeut d’utiliser les moyens à notre disposition pour associer, chaque fois que possible, les usagers et leurs organisations syndicales à travers les parties civiles sur les procédures pénales, l’information sur les recours au TASS, et les procédures de sanctions administratives.

La CNT-TEFP estime que les pratiques « pré-prud’homales », communication de constats par des courriers d’informations, ou pressions sur les patrons pour obtenir des régularisations, font pleinement parties de notre métier.

Sans se prononcer par principe contre tout plan d’action ou action collective, elle considère que ce sont les agents de contrôle eux-mêmes qui sont les mieux à mêmes de prioriser leurs actions en fonction des moyens qui leur sont alloués, et de définir la pertinence d’une action collective en fonction des réalités du terrain.

La CNT-TEFP réaffirme que le service public n’a de sens et de légitimité qu’en tant qu’elle rend un service effectif à ses usagers, elle s’élève contre l’orientation de l’activité à des fins de valorisation hiérarchique interne.

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Interprofessionnel Réflexions

Qu'est-ce qu'un job à la con?

Une émission de radio sur le concept de « Bullshit jobs » développé par l’anthropologue américains David Graeber. Toute ressemblance avec ce qu’il passe au ministère du travail ne serait que purement fortuite :

https://www.franceinter.fr/emissions/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-12-septembre-2018?fbclid=IwAR0mOdaX5BeG2QQggcvM98zmJmJNdWRerKPMJc0aIPz7IPchdLeahVt5kJI

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Motions

Justice de classe

Motion adoptée au congrès 2018 de la Fédération CNT TEFP

Argumentaire

L’inspection du travail subit directement l’effet d’une politique et d’une justice de classe.
Les faibles moyens réels accordés à cette police du travail n’ont rien de conjoncturel, cette institution n’a jamais eu depuis sa création les moyens de faire respecter le droit du travail. Les procédures sont faiblement suivies par les procureurs (¾ des procédures disparaissent ou sont classées sans suite).
Les condamnations sont elles-mêmes trop faibles pour être dissuasives, le droit pénal du travail étant lui-même dérogatoire par rapport au droit commun.
Face à ce fiasco judiciaire notre hiérarchie sort du chapeau la fausse bonne solution des sanctions administratives. Mais passer d’un système de sanctions pénales à un système de sanctions administratives revient à sortir les employeurs des tribunaux correctionnels pour les ramener dans le jeu ouaté des négociations administratives entre gens de bonne compagnie. Exit l’audience publique devant un juge, exit les parties civiles (salariés et leurs organisations syndicales) remplacées en dernier recours par une discussion de marchands de tapis dans le bureau d’un hiérarque du ministère du travail. Ce dispositif n’est que la dernière étape d’un processus de distinction séparant le traitement de la délinquance patronale des illégalismes de droit commun sur les biens et les personnes.
Ce constat d’une justice de classe appliquée à notre secteur peut nous amener à formuler plusieurs revendications immédiates.

Motion

La CNT revendique que l’opportunité des poursuites en matière d’infraction à la législation du travail relève uniquement des agents de contrôle de l’inspection du travail et que cette faculté soit retirée au Procureur de la République.
La CNT revendique donc que les infractions en droit du travail soient sanctionnées par la seule voie pénale et que les PV de l’inspection du travail soient tous audiencés.
En outre, la CNT revendique que les agents de contrôle aient la possibilité de faire appel des procédures pénales dont ils sont à l’origine et ce à tous les niveaux de juridiction (Cassation, CEDH, etc.).
Cela doit permettre à l’inspection du travail de rétablir les victimes dans leurs droits ce qui constitue le sens même de la mission de l’inspection du travail.
Enfin, la CNT invite tous les agents de contrôle à :

  • informer systématiquement les organisations syndicales de l’établissement d’un PV pour qu’elles puissent se porter partie civiles ;
  • promouvoir auprès de ces dernières l’intérêt de la partie civile et de la procédure de citation directe.
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Au Chiapas, la révolution s’obstine

Presque quinze ans d’autogouvernement zapatiste

Article écrit par François Cusset et paru dans le Monde diplomatique de juin 2017

Au début des années 1990, le soulèvement zapatiste incarnait une option stratégique : changer le monde sans prendre le pouvoir. L’arrivée au gouvernement de forces de gauche en Amérique latine, quelques années plus tard, sembla lui donner tort. Mais, du Venezuela au Brésil, les difficultés des régimes progressistes soulèvent une question : où en est, de son côté, le Chiapas ?

Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes », lance la maestra Eloisa. Elle le disait déjà en août 2013 aux centaines de sympathisants venus de Mexico ou de l’étranger pour apprendre de l’expérience zapatiste, le temps d’une active semaine en immersion. Baptisée ironiquement « Escuelita » (petite école), cette initiative visait à inverser le syndrome de l’évangélisateur, à « retourner la tortilla », comme y invitait jadis l’anthropologue André Aubry : s’instruire au contact des centaines de paysans mayas qui pratiquent, jour après jour, l’autogouvernement. Inaugurant par ces mots l’Escuelita de 2013, Eloisa rappelait alors l’essentiel, qui laisse certains observateurs incrédules : modeste et non prosélyte, l’expérience zapatiste n’en rompt pas moins depuis vingt-trois ans avec les principes séculaires, et aujourd’hui en crise, de la représentation politique, de la délégation de pouvoir et de la séparation entre gouvernants et gouvernés, qui sont au fondement de l’État et de la démocratie modernes.

Elle a lieu à une échelle non négligeable. Cette région de forêts et de montagnes de 28 000 kilomètres carrés (environ la taille de la Belgique) couvre plus d’un tiers de l’État du Chiapas. Si aucun chiffre sûr n’est disponible, on estime que 100 000 à 250 000 personnes selon les comptages (1) — 15 à 35 % de la population — y forment les bases de soutien du zapatisme, c’est-à-dire les femmes et les hommes qui s’en réclament et qui y participent. Tel est le fait majeur, que feraient presque oublier la vision folklorique des fameux passe-montagnes ou les ruses éloquentes de l’ex-sous-commandant Marcos (qui s’est rebaptisé Galeano, en hommage à un compañero assassiné) : à cette échelle et sur cette durée, l’aventure zapatiste est la plus importante expérience d’autogouvernement collectif de l’histoire moderne. Plus longue que les soviets ouvriers et paysans nés à la faveur de la révolution russe de 1917 (avant le transfert de leur pouvoir vers l’exécutif bolchevique) ; plus que les clubs et les conseils de la Commune de Paris, écrasés en mai 1871 après deux mois d’effervescence ; plus que les conseils mis en place en Hongrie et en Ukraine après les insurrections de 1919 ; plus que la démocratie directe des paysans d’Aragon et de Catalogne entre 1936 et 1939 ; et plus que les autonomies politiques ponctuelles, ou moins complètes, expérimentées dans des quartiers urbains, à Copenhague après 1971 ou à Athènes aujourd’hui.

Alors que ces expériences ont toutes été réprimées ou récupérées, et pendant que les gouvernements de gauche du reste de l’Amérique latine décevaient une partie des mouvements populaires qui les avaient portés au pouvoir (au Brésil, au Venezuela, en Bolivie, en Équateur…), le zapatisme a tenu bon. Il a peu à peu rompu avec l’État, solidifié ses bases et échafaudé une autonomie politique inédite, portée aujourd’hui par la première génération née après l’insurrection de 1994. Moyennant l’abandon progressif, et pragmatique, de la croyance dans l’État et de l’avant-gardisme léniniste du début : « Quand on est arrivés, on était carrés, comme des professionnels de la politique, et les communauté indiennes, qui sont rondes, nous ont limé les angles », répète drôlement Galeano. L’enjeu : changer la nature du pouvoir politique, faute de le prendre à plus vaste échelle. Le résultat est là : « Le mouvement est plus fort, plus déterminé encore aujourd’hui. Les enfants de 1994 sont désormais les cadres du zapatisme, sans récupération ni trahison », reconnaît le sociologue Arturo Anguiano, qui, loin d’être un compagnon de route naturel du Chiapas, fut le cofondateur du parti révolutionnaire des travailleurs-euses (PRT), d’obédience trotskiste. En témoigne, aujourd’hui, la vie ordinaire des communautés zapatistes.

« Le capitalisme ne va pas s’arrêter. Ce qui s’annonce est une grande tempête. Ici, on s’y prépare en faisant sans lui », résume dans un sourire un homme d’une vingtaine d’années qui appartient depuis trois ans au conseil de bon gouvernement (Junta de Buen Gobierno) de Morelia, la moins peuplée des cinq zones zapatistes, et qui s’apprête à laisser sa place après avoir formé ses successeurs. Situé au cœur de la zone, à 1 200 mètres d’altitude, le caracol de Morelia est adossé à une colline luxuriante. Ce terme signifie « escargot » en espagnol, pour dire la lenteur nécessaire de la politique et désigner les quelques bâtiments de réunion qui font office de chef-lieu pour chaque zone. Ici, il surplombe un paysage de prés et de cultures : sept cents hectares de terres récupérées, pour sept mille habitants dispersés sur un territoire très étendu. Entre le terrain de basket-ball et l’auditorium sommaire en briques peintes, quelques dizaines de femmes et d’hommes, à cette heure, quittent le caracol sac au dos, après trois jours de réunions. Ils traînent leur pas engourdi par de longues heures d’assemblée et arborent un air concerné, mélange, sur leurs visages tannés, de la sérénité amène des Indiens Tzotziles — la tribu majoritaire ici — et du reste de préoccupation de ceux qui viennent de passer trois jours à discuter, au titre des charges (cargas) que chacun assume bénévolement, de la répartition des récoltes à la construction des écoles.

À l’école, histoire coloniale et critique du capitalisme

À côté du petit cybercafé en parpaings, le jeune membre du conseil continue : « Nous ne cherchons pas à étendre le zapatisme, qui est très particulier. Mais l’idée qui le sous-tend, l’autonomie en général, oui. » Ils sont trois, maintenant, à nous décrire le fonctionnement de la zone de Morelia. Il y a un collectif par secteur de production, de la radio à l’artisanat textile ou à l’apiculture. Dotée de cent quarante têtes de bétail et de dix hectares de champs de maïs (milpas), la zone atteint l’autosuffisance alimentaire grâce à ses potagers, ses rares poulaillers, ses cinq hectares de café et ses boulangeries coopératives.

Les surplus sont vendus aux non-zapatistes de la zone, les « partidistes » qui vivent des subsides du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), la formation au pouvoir, lequel subventionne certains villages pour les vassaliser. Indirectement, ce sont donc les deniers du gouvernement qui permettent aux zapatistes d’acheter, en nom collectif, ce qu’ils ne produisent pas : machines ou matériel de bureau, plus les rares véhicules qui conduisent les gens aux réunions depuis les quatre coins de la zone. Les projets individuels, tel le montage d’une cantine-épicerie, sont financés par les banques autonomes zapatistes (Banpaz ou Banamaz), qui prêtent à un taux de 2 %. Dans toute la zone, on mange à sa faim, de façon frugale et traditionnelle, sans aide ni de l’État ni des organisations non gouvernementales (ONG) : riz, tortillas, frijoles (haricots noirs), café, quelques fruits et, plus rarement, volaille, œufs, canne à sucre. Peu d’ordinateurs et de livres dans les maisons, des voitures très rares et un habillement sobre : les conditions matérielles sont minimales, mais rien d’essentiel ne manque. Cette sobriété reste aux antipodes de la (trompeuse) corne d’abondance euro-américaine des centres commerciaux et des prêts à la consommation.

Les responsables volontaires du caracol de Morelia nous décrivent les trois missions sociales assumées par la collectivité : l’éducation, la santé et la justice, qu’assurent à tour de rôle, plutôt que des professeurs, des médecins ou des juges, des « promoteurs » bénévoles (leurs voisins s’occupent de leurs terres et de leurs foyers pendant leurs missions). Si les quelque six cents écoles zapatistes des cinq zones proposent toutes trois cycles d’études, le reste est discuté collectivement et adapté aux besoins, qu’il s’agisse du rythme de chacun ou des programmes et du calendrier. Mais on retrouve partout des cours d’espagnol et de langue indienne, d’histoire coloniale et d’éducation politique (critique du capitalisme, étude des luttes sociales dans d’autres pays), de mathématiques et de sciences naturelles (« vie en milieu ambiant »). Du ménage aux fresques murales, le travail collectif est quotidien. Et, dès la fin du second cycle, vers l’âge de 15 ans, les jeunes, tous alphabétisés, peuvent proposer d’occuper une charge, après un vote de l’assemblée et une formation de trois mois.

S’y ajoute, à la sortie de San Cristóbal, la seule université zapatiste, fondée par Raymundo Sánchez Barraza : le Centre indigène de formation intégrale (Cideci). Ferronneries d’escalier ou rideaux peints, tout y est l’œuvre des étudiants, deux cents jeunes accueillis chaque année pour apprendre les savoirs autonomes : fabrication de chaussures, théologie ou usage des machines à écrire — plus sûres que le traitement de texte, compte tenu des coupures d’électricité —, ainsi qu’un séminaire politique le jeudi. Inspiré des principes antiutilitaristes du pédagogue alternatif Ivan Illich (« apprendre sans école ») autant que des premières prophéties indiennes, le Cideci accueille aussi les grands colloques zapatistes. Le dernier, en décembre 2016, portait sur les sciences exactes « pour ou contre » l’autonomie (ConCiencias).

Le système sanitaire est fiable : des « maisons de santé » assurent des soins de base de qualité, de l’échographie à l’examen ophtalmologique ; chaque caracol compte une clinique où opèrent, pour l’heure, des médecins solidaires extérieurs ; et des ONG fournissent les médicaments allopathiques. Le recours aux herbes médicinales et aux thérapies traditionnelles est partout encouragé, et l’accent est mis sur la prévention. Quant à la justice zapatiste, assurée par des volontaires et des commissions ad hoc, elle traite certes de cas souvent bénins — désaccords sur des terres ou rares conflits internes dans les villages —, mais elle vise toujours à réparer plutôt qu’à punir : discussion avec l’inculpé, travaux collectifs au lieu de l’enfermement (il existe une seule prison dans l’ensemble des cinq zones), ni caution ni corruption. Là encore, les non-zapatistes préfèrent ce système plus juste, qui, en vingt ans, a fait chuter la délinquance et les violences domestiques — la prohibition de l’alcool, que les femmes ont imposée dans le cadre de leur « loi sèche », première des lois zapatistes qu’elles ont fait voter, y a beaucoup contribué.

La nouveauté est ce recours en hausse des partidistes aux services publics zapatistes, qui permet parfois de les recruter et qui les change, surtout, du clientélisme, de la bureaucratie et de la dépendance aux oboles du parti. La dépendance : c’est ce qu’ont tenu à défaire, pas à pas, les zapatistes, y compris vis-à-vis des ONG. Mais l’autonomie, « processus sans fin », selon eux, reste partielle, et souvent bricolée : on prélève l’électricité sans la payer à même les câbles de l’opérateur national, et on reste tributaire des dons et des achats collectifs dans certains domaines, qu’il s’agisse de se procurer de l’huile de cuisine ou des téléphones portables.

Une organisation à la fois horizontale et verticale

Cette expérience insolite, loin des radicalismes de papier, assume ses tâtonnements et ses arbitrages délicats. Son principe d’apprentissage : caminar preguntando, « cheminer en questionnant ». Quant à mandar obeciendo , « diriger en obéissant », devise partout affichée, elle suggère que, à l’horizontalisme pur des fantasmes anarchistes, il convient toujours de mêler une dose même marginale d’organisation — et d’efficacité — verticale. Les communautés sont consultées longuement, moyennant des allers et retours avec les conseils de zone, mais à l’initiative de ces derniers, qui formulent et soumettent les propositions, et qui organisent si nécessaire un vote à la majorité. Les charges bénévoles sont rotatives et révocables, gage d’une politique déprofessionnalisée, mais les plus compétents les occupent (et y sont élus) plus souvent que les autres. Et tous de reconnaître que, au fil des consultations minutieuses, « parfois le peuple est endormi », comme le disait un autre maestro de l’Escuelita. Plutôt qu’un système entièrement horizontal, il existe une tension, qui se veut féconde, entre le gouvernement de tous et des mécanismes diagonaux, sinon verticaux. Une conception processuelle et évolutive dans laquelle on invente et teste constamment, qu’il s’agisse des règles de vote ou de la durée et des critères d’attribution des charges (les femmes, souvent moins à l’aise dans l’engagement public, peuvent par exemple occuper une charge à deux ou trois).

À l’origine était l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), qui a surgi de la forêt Lacandone un matin de janvier 1994. Cette structure militaire verticale est dotée d’une instance de commandement, le Comité clandestin révolutionnaire indigène (CCRI). L’EZLN veille à la pérennité de l’expérience, mais elle a décidé de se retirer de son fonctionnement politique en 2003, au moment de la rupture avec l’État mexicain et de la mise en place du système d’autogouvernement. Celui-ci fonctionne à trois échelons, après un redécoupage géographique qui a défait les divisions administratives antérieures : au niveau de la communauté de chaque village, où exercent des agents et des commissions (pour la sécurité, la production, etc.) ; au niveau des communes (municipios) qui regroupent les villages ; et au-dessus, au niveau des cinq grandes zones, qui ont pour centres les cinq caracoles (Morelia, La Garrucha, Roberto Barrios, Oventic et La Realidad).

Ce qui fait l’originalité du zapatisme limite aussi la possibilité pour des mouvements sociaux d’autres régions du monde d’en transposer tels quels les inventions et les mécanismes : la convergence historique, en son sein, d’ingrédients hétérogènes, voire incompatibles, devenus ici indissociables. Il y a un cœur indigène, d’abord, qui renvoie aux peuples méso-américains de cette région (surtout les Tzotziles, les Tzeltales, les Tojolabales et les Choles) et à leur tradition cosmo-écologique ancestrale, mais aussi à une longue histoire de résistance anticoloniale. Si l’indianité zapatiste n’est jamais essentialisée, et garde ouvert son potentiel universalisant, c’est qu’elle est moins un ethnicisme que la mémoire entretenue de cinq siècles de luttes contre la « saignée du Nouveau Monde (2)  », y compris le colonialisme interne des nouvelles élites métisses du Mexique indépendant, qui s’arrogèrent la représentation des Indiens et ravagèrent leurs terres et leurs modes de vie. Il y a le rôle décisif de l’Église, ensuite : aussi bien le catholicisme syncrétique typique du Mexique que la version locale de la théologie de la libération, cette « Église des pauvres » inaugurée au Pérou dans les années 1960 — mémoire coloniale ici aussi, puisque, dès le xvie siècle, les seuls défenseurs des indigènes du Mexique contre les conquistadores furent des religieux, à l’instar du dominicain Bartolomé de Las Casas ou de l’évêque Vasco de Quiroga, avec son projet d’une « république des Indiens ».

Il y a un élément marxiste-léniniste déclencheur, bien sûr, venu des guérillas des années 1960-1970, mais mué après 1994 en une lutte antisystémique plus ouverte contre le néolibéralisme, son pillage des ressources naturelles et sa marchandisation des formes de vie. Et il y a des composantes moins attendues, de type libertaire et surtout antipatriarcal, le principe zapatiste de l’égalité sexuelle radicale renouant avec une filiation précoloniale. Sans oublier les échanges avec un vaste réseau international de soutiens, conviés sur place aux rencontres annuelles : des dizaines de musiciens ou de groupes de rap et de ska aux refrains zapatistes (de Rage Against the Machine à Manu Chao, de Nana Pancha à Mexico à Pepe Hasegawa au Japon), et des milliers d’activistes et d’intellectuels qui ont tous participé à cette construction — les écrivains José Saramago, Gabriel García Márquez, John Berger ou Umberto Eco, les universitaires Alain Touraine ou Noam Chomsky, ou encore, pour en rester aux noms célèbres, l’écologiste José Bové, le cinéaste Oliver Stone ou Danielle Mitterrand. Innombrables sympathisants du zapatisme, ou « zapatisans », fameux ou anonymes.

Et il y a l’histoire nationale mexicaine, avec sa fierté et ses singularités. Car c’est ne rien comprendre au zapatisme que d’en faire un projet de sécession, d’indépendance (contre-)nationale. À chaque réunion du Congrès national indigène (CNI), créé en 1996, l’hymne national résonne avant les chants zapatistes, et le drapeau tricolore du pays flotte à côté du drapeau noir et rouge. « Nous ne pensons pas à former un État dans l’État, mais un endroit où être libres en son sein », répètent les commandants de l’EZLN au fil de leurs marches à travers le pays. Ce patriotisme de combat est l’héritage politique de deux siècles de luttes, depuis l’indépendance de 1810. C’est l’héritage, d’abord, du chef agrarien éponyme, Emiliano Zapata, général de l’Armée libératrice du Sud qui, avant d’être écrasé en 1919, opposa à la tradition latifundaire son plan d’Ayala pour la redistribution des terres et la démocratie locale, et mit en place quelques années durant la « première république sociale des temps modernes (3)  », selon le mot du révolutionnaire Victor Serge, qui a fini sa vie au Mexique.

Au-delà, il y a la surpolitisation d’un pays doté d’un réseau associatif et militant d’une rare densité, où le combat pour le statut communal de la terre (l’ejido) dure depuis plus d’un siècle. Car s’entremêlent, au Mexique, à la fois des corporatismes officiels (surtout celui du parti-État, le PRI), maniant mobilisation permanente et rhétorique de la justice sociale, et maints soulèvements authentiques, que leur répression sanglante ancre dans la mémoire collective : résistances urbaines de la fin du XXe siècle, comme le Mouvement urbain populaire ou les assemblées de quartier des années 1970-1980, étudiants maoïstes établis dans les campagnes, autogestions municipales plus ou moins en rupture. Reste que ce « cocktail » zapatiste est d’abord une combinaison de l’égalité et de la différence, d’un héritage communiste par le bas et d’une promotion inlassable de la diversité ethnique, culturelle, sexuelle — deux axes encore largement divergents au sein des mouvements de gauche d’Europe et d’Amérique du Nord, où le « mouvementisme », plus ou moins identitaire, des minorités et le vieil unitarisme social, plus ou moins universaliste, continuent à se méfier l’un de l’autre.

Quand Marcos appelait son âne « Internet »

Mais l’unité zapatiste tient autant à ce mixte hétéroclite qu’à la tonalité d’ensemble, au style de lutte, à la démarche de vie qui viennent l’envelopper. Leurs traits caractéristiques, que résume le concept cardinal de dignité, surgissent des explications que formulent les Indiens aussi bien que de textes plus fantasques, de registres variés (pamphlets, discours, contes de fées, chansons, poésie), qui ont rendu célèbre l’ex-sous-commandant Marcos : modestie, solennité, fierté résistante, détermination martiale, douceur des gestes, rapport au temps fait de patience et de placidité, utopie et fragilité assumées, lyrisme cosmique issu des héritages indigènes, et toujours l’humour et l’autodérision — qui hier incitaient Marcos à appeler son âne « Internet », pour envoyer en 1995 ses messages au gouvernement par ce biais ancestral, ou l’EZLN à nommer « force aérienne de l’armée zapatiste » les dizaines d’avions en papier pleins de messages dissuasifs jetés sur les barrages militaires. En somme, c’est aussi bien Karl Marx que les frères du même nom ; moins Che Guevara que l’anthropologue engagé Pierre Clastres ; moins Lénine qu’Illich ; moins le dogme que le pragmatisme de combat ; et moins la dictature du prolétariat que la tradition locale du « réalisme merveilleux » (ce mélange de réalisme social et d’esthétique magique promu par l’écrivain cubain Alejo Carpentier) mise au service de l’autonomie politique. Marcos, avant de devenir Galeano, répétait que les meilleurs textes occidentaux de théorie politique étaient pour lui Don Quichotte, Macbeth et les romans de Lewis Carroll.

Derrière la formule zapatiste « en bas à gauche » (abajo a la izquierda), l’unité est celle d’une cohérence éthique et existentielle. Si le zapatisme a été vu comme « la première utopie démocratique universelle qui vienne du Sud (4)  », c’est en raison de cette réinvention de l’agir politique, des façons de sentir et de lutter. Mais c’est aussi parce que sa victoire au long cours est celle d’une lutte de plusieurs décennies, poussée vers l’autonomie par ses ennemis et par la pression de la réalité. Long arrachement forcé, et non décrété, à la tutelle étatique : l’autonomie négociée ayant échoué, l’autonomie à construire s’est imposée.

Formée clandestinement en 1983, l’EZLN occupe les grandes villes du sud du Chiapas le 1er janvier 1994. S’ensuivent douze jours de combat, puis vingt-trois ans d’une « antiguérilla », selon le mot du sociologue Yvon Le Bot (5). Après le cessez-le-feu, un dialogue de paix est hébergé par Mgr Samuel Ruiz García dans la cathédrale de San Cristóbal. Il est interrompu par l’offensive militaire de février 1995, qui précède une longue guerre d’usure menée par les paramilitaires à la solde du gouvernement. Le Chiapas devient alors l’épicentre des mouvements sociaux, inspirant l’essor d’un « zapatisme civil » d’Oaxaca à Mexico, accueillant la Convention nationale démocratique de 1994 et plusieurs rencontres internationales, galvanisant les gauches du pays (qui remportent la mairie de la capitale en 1997). Mais les assassinats politiques sont nombreux, et la paramilitarisation s’intensifie — avec en point d’orgue le massacre de quarante-cinq Indiens, surtout des femmes et des enfants, dans le campement d’Acteal, fin 1997.

L’alliance avec la gauche officielle, notamment le Parti de la révolution démocratique (PRD) de M. Andrés Manuel López Obrador, finit par échouer, avant « la distanciation et le divorce (6)  » de 1999. Surtout, les accords signés en février 1996 à San Andrés sur les « droits et cultures indigènes » (pour l’autogestion communautaire et le développement autonome) resteront lettre morte, récusés par le président Ernesto Zedillo et jamais inscrits dans la Constitution. L’espoir renaît en 2000 avec l’élection de M. Vicente Fox, premier président non-PRI. La marche immense de la Couleur de la Terre, en 2001, ne suffira pas à obtenir gain de cause, malgré l’intervention devant le Congrès de la commandante Ester. Aussi les zapatistes décident-ils de rompre avec le cycle de la négociation et le mal gobierno (« mauvais gouvernement »). En août 2003, ils lancent à Oventic la construction de l’autonomie politique en créant les caracoles.

« L’autre campagne » moqueuse et acerbe menée par Marcos en 2006, avant des élections volées au PRD par une fraude du PRI, isole encore davantage les zapatistes, tout à la construction laborieuse de leur autonomie. Le creux de 2009-2012 alimente même les rumeurs d’une désaffection massive et de la mort de Marcos. Les zapatistes y mettent fin le 21 décembre 2012, jour du changement de cycle du calendrier maya, en occupant en silence, à quarante mille, les villes qu’ils avaient envahies en 1994. Ce silence « est le bruit de leur monde qui s’effondre, le son du nôtre qui resurgit », déclare le communiqué de l’EZLN. Il inaugure une nouvelle étape de la lutte, avec la constitution du réseau informel de la Sexta, ouvert à toutes les luttes sociales du monde, et l’arrivée du sous-commandant Moisés, qui succède à Marcos/Galeano, à la tête de l’EZLN. L’histoire du zapatisme au Chiapas tient ainsi en trois mots, qui résument les modalités de son rapport avec l’État : contre (pendant douze jours de guerre), avec (neuf ans de tentatives d’accord) et sans (depuis 2003).

C’est au terme d’un tel itinéraire, et à l’aube d’une nouvelle phase, que survient la décision prise fin 2016 par le CNI, en accord avec les communautés, de former un Conseil indien de gouvernement. Sa représentante (ce sera une femme), qui doit être nommée en 2017, sera aussi candidate à l’élection présidentielle de 2018. Mal comprise, et encore suspendue à l’approbation de l’Institut électoral fédéral, la décision du CNI a stupéfié les uns et agacé les autres — depuis les tenants d’une sécession intégrale, qui y ont vu une compromission avec le jeu électoral, jusqu’à la gauche nationale positionnée en vue de l’élection, surtout le Mouvement de régénération nationale (Morena) de M. López Obrador, qu’ont exaspéré les premiers sondages attribuant 20 % des intentions de vote à la candidate inconnue. Comme un coup de plus porté par le zapatisme à la gauche de gouvernement du premier pays hispanophone du monde, qu’il a déjà déstabilisée à maintes reprises au cours du dernier quart de siècle.

Pourtant, le sens de cette décision est tout autre : « Ce n’est pas pour le pouvoir », répète le CNI, mais pour affirmer la force des cinquante-six ethnies autochtones du Mexique (seize millions d’habitants, environ 15 % de la population) et, plus largement, de « toutes les minorités ». L’initiative vise à faire connaître leur oppression et leurs résistances, à encourager partout les formes d’organisation autonome. Elle veut diffuser le virus de l’opposition au capitalisme et aller sur le terrain de l’adversaire pour révéler à tous les « indigènes » du monde son état de décomposition terminale ainsi que la possibilité désormais attestée de faire sans lui.

Le contexte est la clé, dans un pays où le trafic de drogue (50 milliards de dollars) a fait entre 70 000 et 120 000 morts et disparus, où partis et institutions restent largement corrompus. Le mépris affiché par le nouveau président des États-Unis, M. Donald Trump, devrait surtout, comme l’espère le philosophe mexicain Enrique Dussel, inciter « à recommencer à neuf, avec un projet d’autonomie et une décolonisation des esprits qui rompent avec l’eurocentrisme de nos élites (7)  ». La décision de former un Conseil indien de gouvernement et de présenter une candidate est justifiée, dans le communiqué du 29 octobre 2016  (8), par une longue liste de luttes indigènes à travers le pays (contre l’État, les multinationales ou les cartels de la drogue), luttes avec lesquelles le CNI se déclare solidaire, appelant à une coordination des combats pour rompre leur isolement. L’essentiel est là, dans ce rapport volontaire au dehors, aux résistances non zapatistes, avec lesquelles le dialogue est continu, mais la coopération intermittente, depuis 1994.

Les multinationales plus présentes que jamais

Aux Occidentaux venus leur rendre visite, aux membres de la IVe Internationale, à des mouvements des quatre coins du monde que leur construction de l’autonomie rapproche de l’expérience zapatiste — les Kurdes de la « 29e révolte », les Sud-Africains d’Abahlali baseMjondolo (AbM) dans les townships du Cap ou l’internationale paysanne Via Campe-sina —, les zapatistes posent cette question : « ¿ Y tu, qué ? » (« Et vous, comment faites-vous ? »). Question qu’ils posent donc, cette fois, aux résistances indigènes locales qui se lèvent dans tous les États du Mexique, du Michoacán au Sonora, contre les conglomérats miniers, les expropriations touristiques, les pillages des « narcos » ou les enlèvements d’étudiants. Mais aussi, toujours, aux mouvements sociaux nationaux qu’ils accompagnent, telles les grèves enseignantes de l’été 2016 ou les manifestations contre la hausse du prix de l’essence (gasolinazo) début 2017.

Si cette candidature a pour but de remettre le zapatisme en scène et d’étendre le réseau des solidarités actives, c’est aussi que demeurent tant d’obstacles, tant d’ennemis encore en embuscade — ne serait-ce que l’armée fédérale, qui tient encore plusieurs dizaines de postes autour des cinq zones. Les paramilitaires continuent à semer la terreur, fût-ce plus ponctuellement, avec des affrontements violents à La Realidad en mai 2014 puis à La Garrucha à l’été 2015. Les projets des multinationales sont plus nombreux que jamais au Chiapas : État le plus pauvre du Mexique, mais son premier fournisseur de pétrole, de café ou d’énergie hydroélectrique, celui-ci a déjà cédé près de 20 % de sa superficie en concessions minières ou en projets touristiques. Et dans les zones zapatistes elles-mêmes, où se côtoient « bases de soutien » et non-zapatistes, les subventions d’État, les pots-de-vin des partis, les « caciques » (grands fermiers métis) empochant des fortunes des groupes miniers auxquels ils cèdent leurs terres représentent autant de menaces quotidiennes, directes ou psychologiques, pour des communautés à l’équilibre politique et économique précaire — qui s’efforcent de ne pas répondre aux provocations pour ne pas justifier une opération militaire.

Devant la barrière du caracol de Morelia, un groupe de partidistes est assis en cercle, buvant bruyamment dès le matin bière et tequila pour narguer les zapatistes venus aux assemblées et leur faire regretter la « loi sèche ». Contre la fierté d’avoir construit l’autonomie politique, d’avoir fait renaître une culture et inventé un discours de combat, d’avoir démontré au monde qu’ils n’étaient pas les marionnettes du ventriloque Marcos, restent au quotidien taquineries et brimades, tensions et menaces, qui continuent de peser sur la « fragile armada (9) ». Mais, pour l’heure, elle tient bon.


Notes:

(1) Sur le problème du calcul et des sources, cf. Bernard Duterme, « Zapatisme : la rébellion qui dure », Alternatives Sud, vol. 21, no 2, Centre tricontinental – Syllepse, Louvain-la-Neuve – Paris, février 2014.
(2) Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, Plon, coll. « Terre humaine », Paris, 1981 (1re éd. : 1971).
(3) Cité dans Guillaume Goutte, Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme, Libertalia, Paris, 2014.
(4) L’expression est du sociologue mexicain Pablo González Casanova (La Jornada, Mexico, 5 mars 1997).
(5) Yvon Le Bot, Le Rêve zapatiste, Seuil, Paris, 1997.
(6) Hélène Combes, Faire parti. Trajectoires de gauche au Mexique, Karthala, coll. « Recherches internationales », Paris, 2011.
(7) La Jornada, 16 janvier 2017.
(8) « Que tremble la Terre jusque dans ses entrailles », Enlace Zapatista, 29 octobre 2016.
(9) Titre d’un film réalisé sur place par Jacques Kebadian et Joani Hocquenghem, 2002.

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La lutte c'est la santé ! Pour une politique de la souffrance.

La lutte c’est la santé !

Pour une politique de la souffrance

Dossier

« Rappelle-toi surtout, pendant ces années de souffrances

trop dures, de quoi tu souffrais le plus. Tu ne t’en rendais

peut-être pas bien compte, mais si tu réfléchis un moment,

tu sentiras que c’est vrai. Tu souffrais surtout parce

que lorsqu’on t’infligeait une humiliation, une injustice,

tu étais seul, désarmé, il n’y avait rien pour te défendre. »

Simone Weil, « Lettre ouverte à un syndiqué », La Condition ouvrière, 1951

« Car on ne peut accepter la vie qu’à la condition

d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes,

tout au moins d’un certain nombre d’entre eux.

Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination

sur les choses, la vie est indéfendable. »

Artaud, L’Ombilic des Limbes

Le thème de la souffrance au travail émerge dans le débat public français à la fin des années 1990. Auparavant volontiers marginalisé ou souffrant même d’un déni, il s’impose alors progressivement au point de devenir incontournable.

Dans le champ scientifique de nombreuses productions vont voir le jour et de nouvelles disciplines vont apparaître et s’affirmer en pensant à nouveaux frais une psychopathologie du travail. Dans le champ politique, le législateur va notamment consacrer la souffrance au travail comme préoccupation publique par l’inscription et la répression dans la loi du harcèlement au travail. Suivant ce mouvement les tribunaux se sont saisi du thème et ont développé une riche jurisprudence devant la multiplication des contentieux. La souffrance est désormais devenue un « risque » à part entière et l’évaluation et la prévention des risques telle que prévue par le Code du travail a intégré la santé mentale à côté des traditionnels risques physiques. À tel point qu’évaluer les dits « risques psychosociaux » est devenue une tarte à la crème de quasiment toute entreprise.

Doit-on en conclure que la souffrance au travail est désormais prise au sérieux et qu’un grand consensus national se serait imposé jusque dans les entreprises pour rechercher le bien-être des salariés ?

Rien n’est évidemment moins sûr… L’évocation, pour ne pas dire l’incantation, de la prise en charge des risques psychosociaux semble désormais relever d’une figure de style, passage obligé, supplément d’âme de la perpétuation de l’exploitation et de la domination. Car si le capitalisme a su intégrer le thème de la souffrance, il semble que ce soit précisément en en désamorçant la charge explosive qui aurait pu mettre en question les rapports de domination qui en sont constitutifs.

Ainsi, plus de 15 ans après l’émergence et l’installation du thème de la souffrance au travail, un sentiment mitigé voire de dépit semble gagner nombre d’acteurs et de professionnels amenés à rencontrer et prendre en charge la souffrance au travail. La souffrance n’a pour ainsi dire jamais disparu et ne semble même pas en voie de décrue tant l’intensification du travail et ses effets pathogènes semblent continuer envers et contre tout.

Comment comprendre et envisager cet échec au moins partiel ? La psychologie du travail a-t-elle manqué son objet ?

C’est partant de ce constat et des interrogations qu’il suscite que nous voudrions ici reprendre ce thème, non pour nier les importants apports théoriques des différents travaux en psychologie du travail dans la pensée de la souffrance ces dernières années, mais pour reposer la question de la souffrance comme question pleinement politique.

Intégrer la souffrance à la lutte

Sortir du déni

L’émergence de la souffrance au travail dans le débat public s’est initialement construite autour de deux livres en particulier ayant eu un grand retentissement à leur parution en 1998 : Le harcèlement moral de Marie-France Hirigoyen, et Souffrance en France de Christophe Dejours.

Le premier est centré autour de la figure du pervers narcissique. Ce faisant, l’ouvrage ne parle pas spécifiquement des situations de travail et de leur éventuel caractère pathogène mais se borne à constater la possibilité de l’expression de la personnalité perverse dans la sphère professionnelle. Un chapitre est alors consacré au travail et à la dégradation des relations de travail sous l’angle des conditions favorables à l’expression de la perversité ». Au rang de ces « conditions favorables », Marie-France Hirigoyen évoque tour à tour la menace du chômage, la concurrence acharnée entre salariés, l’augmentation des contraintes et l’intensification du travail qui en découle.

L’ouvrage semble néanmoins souffrir de la fermeture de son objet initial tout en cherchant dans le même temps à le dépasser. Évoquant dans un premier temps « l’entreprise qui laisse faire » le pervers, il développe ensuite son propos vers « l’entreprise qui encourage les méthodes perverses » et envisage l’éventualité d’un harcèlement managérial tout en n’employant pas expressément cette expression. Mais précisément s’agit-il encore de perversion quand on constate que l’organisation du travail produit une intensification du travail, une compétition entre salariés avec leurs corollaires de stress et de peur ? De plus si « le pouvoir constitue une arme terrible lorsqu’il est détenu par un individu (ou un système) pervers », pourquoi ne pas intégrer la subordination, constitutive de la relation de travail au sein de l’entreprise capitaliste, au rang des « conditions favorables » ? Reste que cet ouvrage a en son temps constitué un puissant révélateur de la dégradation des situations et des relations de travail. Il a également contribué à sortir nombre de « victimes » du sentiment de l’isolement en se reconnaissant dans les situations décrites. Signe de ce succès le pouvoir politique finira par introduire la notion de harcèlement moral dans la loi en 2002.

Autre est le projet de Christophe Dejours qui prend comme objet explicite de son analyse la souffrance au travail et le « consentement » à cette souffrance. Il s’agit là d’un « retournement épistémologique », retournement initié dans son ouvrage Travail, usure mentale (1990), qui redéfinit l’objet de la recherche en psychopathologie du travail, la souffrance au travail, comme « souffrance compatible avec la normalité ».

Ce faisant le projet est double : partir de la souffrance au travail comme ressort du consentement à la « banalisation du mal » à travers des « stratégies de défense » ; mais également comme point de départ d’une résistance possible. Pour ce faire il s’agit de commencer par sortir du déni. Le déni c’est d’abord celui des organisations politiques et syndicales. Dejours voit dans la désyndicalisation une cause mais aussi un effet de la tolérance à la souffrance d’autrui. Dans les années 70 l’influence d’un certain marxisme, qui a tôt fait de qualifier de « petit bourgeois » tout ce qui a trait à la subjectivité, a fait négliger la thématique de la souffrance eu travail. « Supposées antimatérialistes, ces préoccupations sur la santé mentale étaient suspectes de nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe ».

L’ouvrage fixe donc un cadre et un objectif : ne pas nier la souffrance subjective au travail et intégrer cette dimension à la lutte collective. Il faut pour cela relégitimer la parole sur la souffrance contre ceux qui la rangeraient au rang de la sensiblerie. À cet égard Dejours écrit de très belles pages sur l’usage de la virilité comme forme dévoyée du courage dans le travail. Le courage viril passe par l’apprentissage de la soumission volontaire et la capacité à infliger la souffrance à autrui. Il faut ainsi repenser un courage qui prend le risque de désobéir et d’être exclu de la communauté des forts et des virils en s’opposant à la banalité du mal.

Le projet initié est ainsi de promouvoir une véritable clinique5 du travail qui pense la personne en situation. Il va donner lieu à l’apparition de plusieurs disciplines telle la psychodynamique du travail chez Dejours mais aussi la clinique de l’activité chez Yves Clot.

Derrière la souffrance individuelle, le travail dégradé

Dans cette clinique du travail l’attention à la souffrance individuelle n’est pas une fin, elle doit d’abord nous permettre de retrouver et de réaffirmer le travail dans sa dimension collective. Derrière cette souffrance individuelle on retrouve un travail dégradé qu’on pourrait caractériser comme une « contrainte à mal travailler ». Être contraint de mal faire son travail, de le bâcler, de tricher même pour satisfaire un mensonge institutionnel sur fond de déni du réel est une source de souffrance majeure. Celle-ci s’est notamment développée du fait de l’intensification du travail observée ces dernières années ; intensification qui touche aussi bien les services, l’industrie que les administrations. On assiste notamment au retour d’un néofordisme dont le lean management n’est que le dernier avatar. Il faut souligner à cet égard le caractère peu original du lean management malgré le flot de novlangue qui entoure sa promotion. Il s’agit là encore du vieux projet totalitaire d’endiguer l’énergie, de capturer la pensée libre, de contrôler temps et mouvements pour se tenir dans le cadre institué. Les mêmes causes produisent les mêmes effets pathogènes…

Ce retour d’un néo-taylorisme est d’autant plus remarquable qu’il s’accompagne dans le même temps d’une injonction paradoxale à l’autonomie et à la prise de responsabilité. On valorise les « compétences » individuelles (au détriment des qualifications renvoyant à un statut) avec son corollaire d’entretiens individuels d’évaluation censés les mesurer et pour l’atteinte d’objectifs prédéfinis. Chacun est sommé d’être entrepreneur de sa vie et est renvoyé vers ses ressources

propres dans l’illusion d’une détermination de soi par soi… et en concurrence avec tous les autres. Et ce alors même que les travailleurs ne maîtrisent ni les moyens ni les objectifs de la production. Ainsi « à la prescription de l’activité du taylorisme et la dissociation du geste qu’il impose succèdent (s’ajoutent) aujourd’hui la prescription de la subjectivité et le déni de la contribution subjective des salariés à la vie des organisations ». Ce phénomène d’individualisation dans le travail détruit les collectifs, les capacités d’actions des syndicats en amenant de la désolidarisation généralisée.

De ce point de vue la prégnance de la référence au « stress » dans le monde du travail témoigne du décalage croissant entre l’augmentation des exigences et la réduction des ressources collectives mobilisables. La souffrance émerge alors d’un développement empêché, d’une amputation du pouvoir d’agir sur fond de collectif en miettes.

À cet égard on peut tenter de faire se rejoindre les travaux de Dejours en psychodynamique du travail et ceux de Clot en clinique de l’activité. Là où la psychodynamique du travail insiste sur le dysfonctionnement de la dynamique de reconnaissance par autrui comme facteur de souffrance, Clot va centrer son propos sur le pouvoir d’agir face à son éventuelle amputation. Ce dernier insiste en particulier sur la nécessité de prendre en compte l’activité empêchée comme dimension fondamentale du travail réel.

On peut néanmoins faire se rapprocher les deux perspectives à travers la question de l’identité au travail. Être reconnu c’est aussi en dernier recours et fondamentalement se reconnaître soi dans son propre travail. L’impossibilité du travail bien fait empêche cette reconnaissance. Le sujet ne peut se reconnaître dans le travail qu’on lui fait faire, l’activité perd son sens. Il est devenu comme étranger à sa propre vie. On retrouve ici la problématique classique de l’aliénation. Or le renoncement au travail bien fait, aux valeurs qui guident l’investissement dans une activité professionnelle a un coût psychique très lourd. « Quand la confrontation sur la qualité du travail est devenue impraticable, suractivité et sentiment d’insignifiance forment un mélange “psychosocial” explosif ». Des personnes qui souhaitent travailler dans les règles de l’art se heurtent à des conflits de critères qui renvoient à des conflits de valeur. Ces conflits de critères refoulés, parce que non discutés et non discutables, viennent s’enkyster dans le corps et la tête de chacun et la dégradation du travail vient dégrader la construction de sa propre identité au travail. Cette perte d’identité est personnelle mais aussi collective puisque les repères de métiers élaborés par le collectif de travail se trouvent disqualifiés. C’est sur fond de ce mélange morbide entre travail désaffecté et surinvestissement dans le travail que l’absence de reconnaissance par autrui, et au premier rang l’absence de reconnaissance managériale, devient la goûte d’eau qui fait déborder le vase.

Lutter contre ce travail pathogène ne signifie donc pas poursuivre, dans une fuite en avant, une reconnaissance hiérarchique foncièrement aléatoire et qui peut se retourner contre la qualité du travail lui-même. Il s’agit avant tout de retrouver du pouvoir d’agir sur son activité pour réenclencher une dynamique vertueuse de construction de son identité et d’accomplissement de soi. Au-delà, le travail permet au sujet de s’inscrire dans une histoire collective, celle de la réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels, d’un travail d’organisation du collectif et de construction d’une identité professionnelle qui ne se confond pas avec le prescrit de l’organisation.

…repolitiser la souffrance au travail

Le risque persistant du psychologisme et la tarte à la crème des risques psycho-sociaux

L’apport majeur des travaux en clinique du travail est de sortir la question de la souffrance au travail du « psychologisme ». Par psychologisme j’entends une appréhension de la souffrance dans laquelle « les conflits sociaux peuvent être déplacés sur le plan des problèmes psychiques, autrement dit peuvent accabler l’individu sous la forme d’une affaire privée ».

Le développement spécifique d’une psychologie du travail est ainsi un apport indéniable d’un point de vue théorique en ce qu’elle permet d’analyser et de décrypter les ressorts d’une souffrance au travail par le travail ; elle est aussi un outil de résistance possible, notamment pour les syndicats qui se sont emparé à différents degrés du sujet. De ce point de vue la phase du déni initialement dénoncée par Dejours a été dépassée.

Reste à se pencher sur les résultats obtenus et les réactions institutionnelles. Disons le tout de suite, si l’on en croit les auteurs cités, les résultats ne sont pas reluisants. De fait dans la préface à la réédition de Souffrance en France, Christophe Dejours note que « dix ans plus tard […] la situation s’est aggravée, parce qu’aucune mesure n’a été prise en France ni à l’étranger pour favoriser, en matière d’organisation du travail, les choix qui pourraient être nettement moins délétères pour la santé mentale ». Même constat chez Yves Clot qui relève dans Le travail à cœur publié en 2010 que « selon les différentes enquêtes les Français sont très peu satisfaits, et même parmi les moins satisfaits du travail en Europe […] la situation française semble même se dégrader ».

Si l’on se situe du point de vue des mesures prises visant la répression de comportements pathogènes au travail, la thématique du harcèlement, comme nous l’avons déjà noté, a abouti au vote d’une loi le réprimant. Mais ce vote n’a pu se faire qu’à la faveur d’une double dépolitisation. D’une part au travers d’une reformulation légale des conflits professionnels en conflits interpersonnels ; d’autre part et corrélativement en éludant la question de la subordination. Tel qu’il est défini par le code du travail le harcèlement est aussi bien horizontal que vertical, descendant qu’ascendant. On trouve d’ailleurs régulièrement des employeurs ou des cadres pour nous expliquer qu’ils sont harcelés par leurs salariés ou des syndicalistes.

Certes il convient de moduler quelque peu le propos puisque le développement et l’évolution d’une jurisprudence sur le sujet a pu ponctuellement intégrer et condamner des formes de harcèlement managérial ; harcèlement managérial qui affirmait en creux la dimension collective du travail et la subordination juridique des salariés. Il n’en reste pas moins que la loi sur le harcèlement reste bornée par la problématique de départ qui l’a vue naître, à savoir une pathologisation du harcèlement dans la figure du pervers et une dichotomie pénale habituelle interpersonnelle : coupable/victime. Cette loi n’a à cet égard pas pleinement permis une sortie du psychologisme.

Qu’en est-il du côté de la prévention ?

On a vu tout d’abord se développer dans la sphère du travail des dispositifs de prise en charge de la souffrance sous l’angle traumatique. Ce modèle est une importation des différents dispositifs de prise en charge de la victime de type cellule d’écoute ou soutien psychologique. Initialement conçus pour les victimes de catastrophe, ces derniers ont peu à peu été intégrés à l’entreprise en guise de supplément d’âme du traitement de la souffrance au travail. Ils demeurent alors situés au niveau du traitement du symptôme et déconnectés d’une vision de transformation des situations de travail. « La lutte contre la souffrance au travail consiste en de l’orthopédie psychologique à visée adaptative qui réduit la subjectivité à un objet de prescriptions censée restaurer le “bien être” au travail ». Prévention dite tertiaire en ce qu’elle vise à traiter le malade afin de le réadapter en vue de son retour.

En amont d’un tel traitement des conséquences pour les salariés déjà en rupture un traitement des causes est préconisé dans le cadre d’une prévention primaire. La souffrance au travail est ainsi devenue un risque parmi d’autres à évaluer et à prévenir. Les risques psychosociaux prennent désormais place à côté des risques physiques (risque chimique, biologique, mécanique…). C’est ainsi que s’est développé un véritable marché du diagnostic et de l’expertise en risques psychosociaux à qui l’on sous-traite bien souvent l’analyse. Une fois le diagnostic réalisé, celui-ci est censé enclencher un plan d’action. Une telle affirmation pour évidente qu’elle paraisse ne l’est pourtant pas, tant pour beaucoup d’employeurs la réalisation dudit diagnostic tient lieu de plan d’action qui se suffirait à lui-même. Un plan d’action donc, oui, mais lequel ?

Les fameux « plan d’action » tournent la plupart du temps autour de deux types de mesure.

Tout d’abord des dispositifs qu’on pourrait qualifier de renforcement de l’individu, au même titre qu’un renforcement musculaire. Au-delà et en amont du traitement des traumatismes de salariés déjà en rupture, on a vu ainsi fleurir des stages de gestion du stress ou, pour les cadres essentiellement, des accompagnements de type « coaching » visant à un développement des ressources individuelles. Effet pervers de la psychologisation, il s’agit de rendre l’individu plus fort et plus performant en dissolvant la question du travail. Il n’y a pas alors à proprement parler de psychologie du travail mais des dispositifs d’accompagnement et d’adaptation de l’individu à la situation de travail. Détecter et prendre en charge les « fragiles » pour aider leur adaptation, on peut se demander si l’on est-on vraiment sorti du psychologisme avec ce type de prévention des « risques psychosociaux ».

Une autre approche, promue par la clinique de l’activité, consiste au contraire à centrer le débat sur le travail par la discussion autour des règles de métier. Il s’agit ici précisément d’éviter une approche hygiéniste des risques psychosociaux, qui transforme la fragilité des situations en fragilité des personnes. En d’autres termes il faut soigner le travail plutôt que l’individu, reconnecter « bien faire » et « bien être ». Ainsi, quelle que soit l’analyse de la situation de départ, en clinique de l’activité le plan d’action se termine toujours peu ou prou, par la préconisation d’une analyse des pratiques professionnelles autour de l’élaboration vivante des règles de métier entre pairs. Si l’objectif affiché est de retrouver une maîtrise sur sa situation de travail en développant collectivement son pouvoir d’agir, il n’en demeure pas moins que cette hypothétique maîtrise retrouvée reste fondamentalement limitée et temporaire.

Car, quand bien même la direction de l’entreprise accepterait de laisser place à ces temps d’échange en dehors du regard hiérarchique, il ne s’agit là que d’une suspension provisoire du lien de subordination. Sitôt le temps d’échange refermé le salarié retourne à sa situation de travail et aux rapports de pouvoir qui s’y jouent et à la subordination juridique qui le dépasse. L’éventuel pouvoir d’agir retrouvé se heurte à la structure inchangée et globalement inchangeable au dehors. Ainsi dans le meilleur des cas on a souvent l’impression que la montagne de la clinique de l’activité accouche de la souris d’une intéressante discussion entre collègues… avant que tout le monde retourne bosser. Cette situation et ce décalage est d’autant plus remarquable dans les grosses structures de type administration ou des groupes nationaux ou internationaux fonctionnant selon une gestion centralisée.

Face à un tel mur, le risque est une régression du collectif dans un collectif en quelque sorte décollectivisé qui se limite à l’interrelationnel et à des micro-discussions techniques sur les « bonnes pratiques ». Les contraintes liées à la structure globale, aux rapports de domination qui l’organisent, ne pouvant être prises en compte, le social tend à se réduire à de la sociabilité avec un groupe centré… sur le groupe. Et d’un objectif initial de travailler collectivement le travail pour le changer on glisse à une vision normative où il faut évoluer dans ses pensées, dans ses actions pour passer d’un moment où on ne se comprend pas, on ne s’aime pas, à un moment où le « groupe se termine bien », les gens ont évolué et sont plus ouverts à travailler ensemble afin, censément, de mieux vivre la situation de travail. Ainsi, en l’absence de remise en cause possible des structures du travail, ou à tout le moins de lutte en ce sens, on peut se demander si la psychologie du travail ne se retourne pas, là encore, en psychologie de l’adaptation.

On trouvera peut-être que nous sommes injustes avec la clinique de l’activité qui n’est, après tout, pas responsable de l’éventuel mur opposé par la direction des entreprises à toute visée de transformation du travail. Oui et non. Car au-delà des discussions entre pairs une telle approche, telle que conçue par Yves Clot, se propose de « gérer » et prétend dépasser le conflit d’intérêt inhérent à la relation salariale par ce type de dispositif. Pour Yves Clot « l’hostilité » dans les relations salariales en France relèverait selon lui de « l’inachèvement de son système de relations professionnelles », en effort collectif pour définir – à partir de, mais au-delà même de la relation salariale – les critères d’un travail propre, défendable, décent. » C’est ici que l’on ne peut plus suivre la clinique de l’activité telle que promue par Clot. Replacer la souffrance au travail au cœur d’une discussion collective entre pairs et hors présence hiérarchique est une chose, prétendre dépasser le conflit d’intérêt inhérent à la relation salariale par une discussion sur les critères de qualité du travail en est une autre qui relève au mieux d’une naïveté et participe dans tous les cas d’une dépolitisation de la question de la souffrance.

On risque ici de retrouver ce que j’appellerais le « syndrome de l’ergonome ». Là où l’ergonome prend toujours le risque de voir ses propositions d’améliorations techniques récupérées par les détenteurs des moyens de production pour supprimer du personnel et augmenter les cadences, le diagnostic en risques psychosociaux, même avec les meilleures intentions initiales du monde, voit toujours le risque d’être détourné en recettes en vue d’une meilleure adaptation de l’individu aux conditions de production.

Que peut-on en conclure ? Que faire ? La psychologie du travail n’est-elle au final qu’une psychologie de l’adaptation à la situation de travail ou constitue-t-elle malgré tout un nouveau levier de prise de conscience et de lutte pour la santé ?

La lutte collective c’est la santé !

Entre risque d’un retour au « déni » de la souffrance au nom d’une théorie révolutionnaire surplombante et psychologie de l’adaptation à la situation de travail, il nous paraît indispensable de repolitiser la question de la souffrance au travail.

Repolitiser la question de la souffrance au travail, c’est d’abord nommer le système dans lequel elle prend place et s’intensifie. Si, comme le dit Camus, mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, la première chose à rappeler est que le travail dans notre société capitaliste est dans son immense majorité un travail salarié, basé sur la subordination. S’en tenir là est insuffisant, mais ne rien en dire est suspect et constitue le point aveugle de la psychologie du travail qui s’est développée ces vingt dernières années.

Le discours de Dejours à ce sujet est ambigu. S’il semble bien poser en arrière fond de la banalisation du mal ou de « l’injustice sociale » une logique systémique il paraît dans le même temps ne pas pouvoir ou vouloir l’assumer. Ainsi, évoquant le « progrès de l’injustice en régime libéral » il se refuse dans le même temps à y voir selon ses propres termes « le fait d’une logique endogène propre au système ». Ce faisant, Dejours s’embourbe dans des contradictions en faisant constamment implicitement référence au consentement à un système qu’il ne nomme ni ne définit jamais clairement tout en prenant soin de nier son existence17. L’illustration la plus flagrante de cet embarras sont les circonlocutions employées pour nommer

et éviter dans le même temps ce point aveugle. On pourrait à cet égard faire une compilation des expressions utilisées pour éviter de nommer ledit système : « régime libéral », « machinerie de guerre économique », « système néolibéral », « raison économique », « libéralisme sans entrave », etc. Le même embarras pourrait aisément être relevé chez Clot.

Ce que semblent redouter Dejours ou Clot par-dessus tout est le risque de la démobilisation dans une logique du « triompher ou périr ». Il faut pourtant sortir de cet entre-deux intenable du « ni résignation, ni dénonciation18 ». Si on ne peut que souscrire à un refus d’un « système » conçu comme « fatalité » imposant ses « lois naturelles » dans l’idéologie libérale, la logique même d’intensification du travail est d’une part consubstantielle au système capitaliste notamment dans sa logique d’accroissement constant de la plus-value relative pour parler en termes marxistes. D’autre part, la subordination constitue l’étayage du travail capitaliste. Il n’y a de management, et conséquemment de management pathogène, que sur fond de subordination juridique des salariés, constitutive du procès d’exploitation capitaliste. Nommer ainsi le système ou les logiques qui y sont à l’oeuvre ne signifie nullement les accepter ou se résigner devant l’ampleur de la tâche mais invite à reproblématiser la souffrance et à tracer une direction pour la lutte.

Pour ce faire il faut tout d’abord sortir la question de la souffrance d’une analyse en termes de « risques psychosociaux », tel un environnement toxique, pour la replacer du point de vue de la santé. Il convient ensuite de poursuivre les perspectives ouvertes par la clinique de l’activité sur le pouvoir d’agir pour le poser dans toute sa généralité et sa radicalité, c’est-à-dire en posant la question de la démocratie au travail.

La grille de lecture en termes de risques psychosociaux situe la souffrance à partir d’un risque extérieur « comme s’il s’agissait d’un nuage toxique planant au–dessus de l’entreprise […] qui atteint certains des salariés, en premier lieu bien sûr ceux dont les caractéristiques personnelles les fragilisent19 ». Une telle approche par « l’exposition » des salariés à un « risque » se développe en général dans un projet de le mesurer, la mesure étant la garantie de la « neutralité ».

Il faut renverser cette perspective, la souffrance n’est pas l’effet de l’exposition à un risque mais l’empêchement de la santé. Il convient ici de revenir un peu en arrière et de faire un détour par la pensée de la vie telle que l’a posée le philosophe Georges Canguilhem : la vie n’est ni ajustement à des normes, adaptation à des contraintes extérieures, ni l’infinie répétition du même. Elle est du côté de l’invention des normes, de la création. Ce faisant, la santé est cette capacité à créer et recréer ses propres normes, à agir sur mon environnement : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi ». Ainsi selon Canguilhem la santé réside dans l’activité normative d’interaction avec le milieu, et non dans une simple conformité « normale » à un milieu donné.

Comme on l’a vu la clinique de l’activité s’inscrit dans cette filiation en envisageant la santé au travail comme développement des possibles individuels et collectifs. Y. Clot développe le concept de pouvoir d’agir dans le cadre plus spécifique de la santé au travail entendu comme pouvoir d’agir sur le monde et sur soi-même, collectivement et individuellement : « il mesure le rayon d’action effectif du sujet ou des sujets dans leur milieu professionnel habituel, ce qu’on peut aussi appeler le rayonnement de l’activité, son pouvoir de recréation ». Il s’agit au sens propre d’une démarche d’autonomie. A contrario la perte de sens de l’activité par l’hétéronomie du travail la dévitalise, la désaffecte. On est alors en activité sans se sentir actif.

Or, encore faut-il que cette activité d’élaboration collective du travail soit possible c’est-à-dire tout simplement permise. Car qu’est-ce que penser la possibilité de création et recréation des normes d’activité par le collectif et pour le collectif si ce n’est poser la question pleinement politique de la démocratie ?

Les discussions autour des règles de métier ou de l’identité professionnelle censées développer le pouvoir d’agir, comme le promeut la clinique de l’activité, s’inscrivent dans un système organisationnel déjà là. Or, l’organisation n’est pas un simple collectif horizontal : « la notion d’organisation désigne un ensemble structuré de rôles, de rapports de pouvoir, de normes, établi pour répondre à des objectifs de production de biens et de services. Elle recouvre dans cette conception, une série de contraintes et d’obligations avec lesquelles les membres de l’organisation composent pour s’y construire une place et éventuellement en tirer bénéfice » Dans ce cadre assumer le conflit pour définir le « travail bien fait », ce n’est pas seulement confronter et assumer des controverses autour des règles de métier entre pairs, c’est aussi s’affronter aux objectifs de la production définis par l’organisation.

Ainsi sortir d’une vision de la santé comme adaptation au contexte pour une entrée par la qualité du travail qui cherche à créer du contexte rejoint inévitablement la question démocratique dans un monde, celui de l’entreprise, qui en est la négation. Car discuter collectivement du travail et de ses normes c’est déjà commencer à se le réapproprier et donc déposséder ceux qui en sont les détenteurs et ont vocation à décider. Développer l’autonomie c’est développer l’autonomie contre l’hétéronomie de l’organisation. La mise en discussion collective des normes de production est en soi un travail d’institution dans et au-delà des institutions actuelles. Autant dire qu’un tel processus est une lutte et un rapport de force sauf à vouloir à tout prix euphémiser la violence des rapports de production dans le travail capitaliste. C’est ici que le silence de la clinique de l’activité est assourdissant, comme si elle n’osait pas aller au bout de ses propres intuitions.

Pourtant si l’on prend au sérieux ce processus, c’est-à-dire qu’on ne le réduit à une anodine discussion entre pairs, il s’agit bien d’un processus d’auto-institution de la société au sens où Castoriadis emploi cette expression : « la culmination de ce processus est le projet d’instauration d’une société autonome : à savoir une société capable de s’auto-instituer explicitement, donc de mettre en question ses institutions déjà données, sa représentation du monde déjà établie. Autant dire : d’une société qui, tout en vivant sous des lois et sachant qu’elle ne peut vivre sans loi, ne s’asservit pas à ses propres lois ; d’une société donc, dans laquelle la question : quelle est la loi juste ? reste toujours ouverte ».

Dire cela n’est pas se résoudre à la résignation en attendant une hypothétique socialisation des moyens de production et l’avènement d’une société entièrement démocratique par un acte héroïque. C’est au contraire fixer comme perspective de lutte contre la souffrance d’engager d’ores et déjà ce processus de réappropriation. Le travail dès lors qu’il est collectif peut impliquer un espace de subversion des ordres pour produire des règles qui peuvent être mises au service de l’émancipation. Il s’agit de créer et de multiplier les espaces de réappropriation collective du travail avec en ligne de mire la réappropriation de la totalité de l’espace collectif, donc politique, de la production. Le premier plan d’action reste donc l’action et la résistance collective qui se réapproprie le travail, autant que faire se peut, ici et maintenant. Car « une organisation peut aussi se définir comme une mise en commun de ressources individuelles pour permettre la réalisation d’une action collective ».

Là encore nous retrouvons une inspiration de Castoriadis pour qui le collectif est « à la fois un regroupement de production et de lutte. C’est parce qu’ils ont à résoudre en commun des problèmes d’organisation de leur travail, dont les divers aspects se commandent réciproquement, que les ouvriers forment obligatoirement des collectivités élémentaires qui ne sont mentionnées dans l’organigramme d’aucune entreprise. C’est parce que leur situation dans la production crée entre eux une communauté d’intérêts, d’attitudes et d’objectifs s’opposant irrémédiablement à ceux de la direction que les ouvriers s’associent spontanément, au niveau le plus élémentaire, pour résister, se défendre, lutter».

Dans cette perspective l’expertise n’a de sens que si elle est partie intégrante d’un rapport de force. Plus, c’est dire que l’expertise doit elle-même abandonner sa « neutralité », c’est-à-dire sa position experte en surplomb, pour être co-construite avec et pour les salariés en lutte. Sans cela elle sera inévitablement rattrapée par le double écueil qui la guette en permanence entre impuissance et outil de gestion des ressources humaines. À l’inverse de la sous-traitance de l’expertise qui externalise la gestion des risques psychologiques, elle doit également être réappropriée comme savoir collectif.

Il nous paraît donc indispensable de partir de la souffrance… pour mieux la dépasser. La souffrance n’a pas sa valeur en elle-même, elle peut en revanche être principe d’action. Si le déni la concernant participe de la banalisation du mal, on ne peut s’en tenir au compassionnel sous peine de susciter une médicalisation du social par le soin apporté aux plus « fragiles ». Reconnaître sa souffrance, reconnaître celle des autres, doit amener la constitution et la prise de conscience d’un sujet collectif. Elle reste néanmoins une expérience sociale négative infra-politique si elle ne permet pas de poser à nouveaux frais la question de la santé au travail. Il s’agira d’éliminer le négatif par la chasse aux risques psychosociaux, nouvelle extension du domaine des ressources humaines, soustraitée au marché d’une psychologie du travail. Si la gestion des ressources humaines n’est pas assez diligente dans ce domaine il sera alors fait appel aux autorités publiques. Toutes interventions qui laisseront bien sûr intactes le pouvoir de direction des employeurs, l’exploitation et la domination du travail par ceux qui détiennent les moyens de production.

 

Pourtant derrière, ou malgré la souffrance, les travailleurs résistent, continuent à travailler, à faire valoir d’autres critères. Or, c’est précisément ici que la plainte peut devenir savoir et se politiser. Lutter contre le travail pathogène ce n’est pas limiter l’exposition aux risques psychosociaux, c’est se réapproprier le travail et le maintenir collectivement en débat, c’est-à-dire maintenir cette réappropriation vivante. La politisation de la souffrance passe ainsi par la restauration du pouvoir d’agir des collectifs de travail, cette restauration étant elle-même condition du développement de la santé, au-delà la souffrance. C’est qu’ici la santé est plus que l’absence de trouble, elle est force vitale, capacité à agir sur son environnement et non adaptation à celui-ci. Un tel projet est en soi une promesse de subversion de l’ordre capitaliste et de l’hétéronomie qui le constitue. Le contrôle de l’ouvrier sur ses oeuvres et la revendication  de l’autonomie ouvrière retrouvent ici une nouvelle jeunesse.

 

Gilles Gourc

(article paru initialement dans le n°38 de la revue Refractions)

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Une histoire du 1er mai

Un extrait du documentaire « une histoire populaire américaine » d’Olivier Azam et Daniel Mermet :

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Décryptage du projets d'ordonnances

Voici une série de vidéos réalisées par le Syndicat des Avocats de France (SAF) décryptant le projet d’ordonnances Macron et que nous avons aussi analysé dans notre tract La machine de guerre anti-sociale est En marche !

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Motions Réflexions

Stratégie syndicale et travail unitaire

Motion adoptée au congrès 2017 de la Fédération CNT TEFP

Argumentaire

Particularité de la CNT

La CNT prône l’auto-organisation des luttes comme moyen et comme fin de son action syndicaliste révolutionnaire. En ce sens notre syndicalisme de lutte diffère fondamentalement d’un syndicalisme centrant son activité sur la représentation au sein des différentes instances paritaires et/ou sur un lobbying parlementaire.
Nous savons que nos acquis et conquêtes sociales sont le résultat d’un rapport de force imposé. Néanmoins, sauf à tomber dans une illusion incantatoire, construire ce rapport de force nécessite partir des réalités des forces en présence dans nos services. Le pluralisme syndical est notamment une réalité au sein de nos services qui doit être envisagée de façon pragmatique. Dans ce cadre donné, se donner les moyens de mener des luttes victorieuses, c’est notamment travailler, autant que faire se peut, à construire une unité syndicale.

Une unité par et pour la lutte

Cette unité syndicale, qui n’est pas un but en soi, mais un outil au service de la lutte impose les bases d’en définir les bases tant sur le fond sur la forme.
Sur le fond : nos participations aux intersyndicale doivent se faire, autant que faire ce peut, sur la base de revendications claires, et une orientation générale des appels qui ne soient pas en contradiction avec nos revendications. Ainsi, si le travail intersyndical, impose nécessairement des compromis, il ne peut se faire au détriment des objectifs de la lutte elle-même. Si des mandats cadres doivent permettre une certaine autonomie des mandatés CNT au sein des intersyndicales, des allers-retours entre le ou les mandaté-es et la fédération (ou syndicat) peuvent néanmoins s’avérer nécessaires en fonction de l’évolution des discussions.
Sur la forme : Les appels et le travail unitaire doit être l’occasion de développer l’auto-organisation des luttes et non se substituer à elles. Il doit permettre et favoriser des pratiques démocratiques de mobilisation : contact direct avec les collègues, heures d’info syndicale devenant des AG, encouragement à la prise de parole par tous (tour de parole), liberté d’expression et prise de décision collective.

Articulation entre auto-organisation des luttes et travail unitaire :

Au-delà d’un positionnement de principe, la question de l’auto-organisation des luttes est elle-même un gage d’efficacité de la mobilisation : faire que chacun prenne part au mouvement et à son organisation implique plus que des positionnements d’organisations syndicales, cette pratique implique les individus eux-mêmes ;
Dans ce cadre, et pour construire ces adhésions et ces engagements, l’unité des organisations syndicales autour de revendications et de luttes communes permet de définir un cadre large de mobilisation pour rassembler au-delà de nos étiquettes syndicales respectives. Il est également un outil indispensable pour la convergence de luttes éparses au sein des différentes UT/UD.

Motion

La CNT, dans la perspective de construction d’un rapport de force nécessaire à l’aboutissement de ses revendications, s’implique autant que possible dans un travail unitaire avec les autres organisations syndicales.
La stratégie unitaire est et demeure une stratégie de lutte, qui nécessite d’intervenir à partir de mandats, et qui est susceptible de se reposer à l’aune de chaque lutte et en fonction de son utilité la lutte en question.

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Simone Weil : Lettre ouverte à un syndiqué (Après juin 1936)

Extrait de La condition ouvrière de Simonde Weil

Camarade, tu es l’un des quatre millions qui sont venus rejoindre notre organisation syndicale. Le mois de juin 1936 est une date dans ta vie. Te rappelles-tu, avant ? C’est loin, déjà. Ça fait mal de s’en souvenir. Mais il ne faut pas oublier. Te rappelles-tu ? On n’avait qu’un droit : le droit de se taire. Quelquefois, pendant qu’on était à son boulot, sur sa machine, le dégoût, l’épuisement, la révolte, gonflaient le cœur ; à un mètre de soi, un camarade subissait les mêmes douleurs, éprouvait la même rancœur, la même amertume ; mais on n’osait pas échanger les paroles qui auraient pu soulager, parce qu’on avait peur.

Est-ce que tu te rappelles bien, maintenant, comme on avait peur, comme on avait honte, comme on souffrait ? Il y en avait qui n’osaient pas avouer leurs salaires, tellement ils avaient honte de gagner si peu. Ceux qui, trop faibles ou trop vieux, ne pouvaient pas suivre la cadence du travail n’osaient pas l’avouer non plus. Est-ce que tu te rappelles comme on était obsédé par la cadence du travail ? On n’en faisait jamais assez ; il fallait toujours être tendu pour faire encore quelques pièces de plus, gagner encore quelques sous de plus. Quand, en forçant, en s’épuisant, on était arrivé à aller plus vite, le chronométreur augmentait les normes. Alors on forçait encore, on essayait de dépasser les camarades, on se jalousait, on se crevait toujours plus.

Ces sorties, le soir, tu te rappelles ? Les jours où on avait eu du « mauvais boulot ». On sortait, le regard éteint, vidé, crevé. On usait ses dernières forces pour se précipiter dans le métro, pour chercher avec angoisse s’il restait une place assise. S’il en restait, on somnolait sur la banquette. S’il n’en restait pas, on se raidissait pour arriver à rester debout. On n’avait plus de force pour se promener, pour causer, pour lire, pour jouer avec ses gosses, pour vivre. On était tout juste bon pour aller au lit. On n’avait pas gagné grand-chose, en se crevant sur du « mauvais boulot » ; on se disait que si ça continuait, la quinzaine ne serait pas grosse, qu’on devrait encore se priver, compter les sous, se refuser tout ce qui pourrait détendre un peu, faire oublier.

Tu te rappelles les chefs, comment ceux qui avaient un caractère brutal pouvaient se permettre toutes les insolences ? Te rappelles-tu qu’on n’osait presque jamais répondre, qu’on en arrivait à trouver presque naturel d’être traité comme du bétail ? Combien de douleurs un cœur humain doit dévorer en silence avant d’en arriver là, les riches ne le comprendront jamais. Quand tu osais élever la voix parce qu’on t’imposait un boulot par trop dur, ou trop mal payé, ou trop d’heures supplémentaires, te rappelles-tu avec quelle brutalité on te disait : « C’est ça ou la porte. » Et, bien souvent, tu te taisais, tu encaissais, tu te soumettais, parce que tu savais que c’était vrai, que c’était ça ou la porte. Tu savais bien que rien ne pouvait les empêcher de te mettre sur le pavé comme on met un outil usé au rancart. Et tu avais beau te soumettre, souvent on te jetait quand même sur le pavé. Personne ne disait rien. C’était normal. Il ne te restait qu’à souffrir de la faim en silence, à courir de boîte en boîte, à attendre debout, par le froid, sous la pluie, devant les portes des bureaux d’embauche. Tu te rappelles tout cela ? Tu te rappelles toutes les petites humiliations qui imprégnaient ta vie, qui faisaient froid au cœur, comme l’humidité imprègne le corps quand on n’a pas de feu ?

Si les choses ont changé quelque peu, n’oublie pourtant pas le passé. C’est dans tous ces souvenirs, dans toute cette amertume que tu dois puiser ta force, ton idéal, ta raison de vivre. Les riches et les puissants trouvent le plus souvent leur raison de vivre dans leur orgueil, les opprimés doivent trouver leur raison de vivre dans leurs hontes. Leur part est encore la meilleure, parce que leur cause est celle de la justice. En se défendant, ils défendent la dignité humaine foulée aux pieds. N’oublie jamais, rappelle-toi tous les jours que tu as ta carte syndicale dans ta poche parce qu’à l’usine tu n’étais pas traité comme un homme doit l’être, et que tu en as eu assez.

Rappelle-toi surtout, pendant ces années de souffrances trop dures, de quoi tu souffrais le plus. Tu ne t’en rendais peut-être pas bien compte, mais si tu réfléchis un moment, tu sentiras que c’est vrai. Tu souffrais surtout parce que lorsqu’on t’infligeait une humiliation, une injustice, tu étais seul, désarmé, il n’y avait rien pour te défendre. Quand un chef te brimait ou t’engueulait injustement, quand on te donnait un boulot qui dépassait tes forces, quand on t’imposait une cadence impossible à suivre, quand on te payait misérablement, quand on te jetait sur le pavé, quand on refusait de t’embaucher parce que tu n’avais pas les certificats qu’il fallait ou parce que tu avais plus de quarante ans, quand on te rayait des secours de chômage, tu ne pouvais rien faire, tu ne pouvais même pas te plaindre. Ça n’intéressait personne, tout le monde trouvait ça tout naturel. Tes camarades n’osaient pas te soutenir, ils avaient peur de se compromettre s’ils protestaient. Quand on t’avait mis à la porte d’une boîte, ton meilleur copain était quelquefois gêné d’être vu avec toi devant la porte de l’usine. Les camarades se taisaient, ils te plaignaient à peine, Ils étaient trop absorbés par leurs propres soucis, leurs propres souffrances.

Comme on se sentait seul ! Tu te rappelles ? Tellement seul qu’on en avait froid au cœur. Seul, désarmé, sans recours, abandonné. À la merci des chefs, des patrons, des gens riches et puissants qui pouvaient tout se permettre. Sans droits, alors qu’eux avaient tous les droits. L’opinion publique était indifférente. On trouvait naturel qu’un patron soit maître absolu dans son usine. Maître des machines d’acier qui ne souffrent pas ; maître aussi des machines de chair, qui souffraient, mais devaient taire leurs souffrances sous peine de souffrir encore plus. Tu étais une de ces machines de chair. Tu constatais tous les jours que seuls ceux qui avaient de l’argent dans leurs poches pouvaient, dans la société capitaliste, faire figure d’hommes, réclamer des égards. Toi, on aurait ri si tu avais demandé à être traité avec égards. Même entre camarades, on se traitait souvent aussi durement, aussi brutalement qu’on était traité par les chefs. Citoyen d’une grande ville, ouvrier d’une grande usine, tu étais aussi seul, aussi impuissant, aussi peu soutenu qu’un homme dans le désert, livré aux forces de la nature. La société était aussi indifférente aux hommes sans argent que le vent, le sable, le soleil sont indifférents. Tu étais plutôt une chose qu’un homme, dans la vie sociale. Et tu en arrivais quelquefois, quand c’était trop dur, à oublier toi-même que tu étais un homme.

C’est cela qui a changé, depuis juin. On n’a pas supprimé la misère ni l’injustice. Mais tu n’es plus seul. Tu ne peux pas toujours faire respecter tes droits ; mais il y a une grande organisation qui les reconnaît, qui les proclame, qui peut élever la voix et qui se fait entendre. Depuis juin, il n’y a pas un seul Français qui ignore que les ouvriers ne sont pas satisfaits, qu’ils se sentent opprimés, qu’ils n’acceptent pas leur sort. Certains te donnent tort, d’autres te donnent raison ; mais tout le monde se préoccupe de ton sort, pense à toi, craint ou souhaite ta révolte. Une injustice commise envers toi peut, dans certaines circonstances, ébranler la vie sociale. Tu as acquis une importance. Mais n’oublie pas d’où te vient cette importance. Même si, dans ton usine, le syndicat s’est imposé, même si tu peux à présent te permettre beaucoup de choses, ne te figure pas que « c’est arrivé ». Reprends la juste fierté à laquelle tout homme a droit, mais ne tire de tes droits nouveaux aucun orgueil. Ta force ne réside pas en toi-même. Si la grande organisation syndicale qui te protège venait à décliner, tu recommencerais à subir les mêmes humiliations qu’auparavant, tu serais contraint à la même soumission, au même silence, tu en arriverais de nouveau à toujours plier, à tout supporter, à ne jamais oser élever la voix. Si tu commences à être traité en homme, tu le dois au syndicat. Dans l’avenir, tu ne mériteras d’être traité comme un homme que si tu sais être un bon syndiqué.

Être un bon syndiqué, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est beaucoup plus peut-être que tu ne te l’imagines. Prendre la carte, les timbres, ce n’est encore rien. Exécuter fidèlement les décisions du syndicat, lutter quand il y a lutte, souffrir quand il le faut, ce n’est pas encore assez. Ne crois pas que le syndicat soit simplement une association d’intérêts. Les syndicats patronaux sont des associations d’intérêts ; les syndicats ouvriers, c’est autre chose. Le syndicalisme, c’est un idéal auquel il faut penser tous les jours, sur lequel il faut toujours avoir les yeux fixés. Être syndicaliste, c’est une manière de vivre, cela veut dire se conformer dans tout ce qu’on fait à l’idéal syndicaliste. L’ouvrier syndicaliste doit se conduire pendant toutes les minutes qu’il passe à l’usine autrement que l’ouvrier non syndiqué. Au temps où tu n’avais aucun droit, tu pouvais ne te reconnaître aucun devoir. Maintenant tu es quelqu’un, tu possèdes une force, tu as reçu des avantages ; mais en revanche tu as acquis des responsabilités. Ces responsabilités, rien dans ta vie de misère ne t’a prépare à y faire face. Tu dois à présent travailler à te rendre capable de les assumer ; sans cela les avantages nouvellement acquis s’évanouiront un beau jour comme un rêve. On ne conserve ses droits que si en est capable de les exercer comme il faut.

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A lire - à voir Réflexions

Alain Soral ou le retour de la bêtise immonde

À lire par ceux et celles qui veulent démonter (intellectuellement) le petit néo-fasciste Soral

Article paru en mai 2016 dans le Combat syndicaliste, organe confédéral de la CNT

Un camarade de la CNT travail vient de publier un dé-montage en règle de la logorrhée d’Alain Soral : « Alain Soral ou le retour de la bêtise immonde », Frédéric Balmont, Ed. L’Esprit frappeur, 190 pages, 5 euros. Il est toujours intéressant de mieux connaître nos ennemis. D’autant que les thèses simplistes s’infiltrent partout… Le site internet Egalité & Réconciliation et sa chaîne de vidéo drainent une audience conséquente avançant sous le terme de « la dissidence » écho des vieilles lunes de l’extrême droite des années 1930 sous couvert de « nouveauté », en prétendant incarner l’« anti-système » pour drainer les déboussolés. De quoi désigner des ennemis, surfer sur les théories conspirationnistes, attirer ces contenus sur son site comme miroir aux alouettes. Avec ses formules qui claquent comme « gauche du travail » et « droite des valeurs », le courant lancé par Soral s’inscrit dans la droite ligne des « rouge-brun » et tente de rallier les « Français de souche » et « les Noirs, les Arabes et les musulmans » sur la base de la Nation. Du soutien à la Palestine, il passe à l’antisionnisme et aussitôt à l’antisémitisme viscéral. Avant les rouge-bruns des années 70, il y a eu des figures comme Jacques Doriot, jeune apparatchik stalinien, maire de Saint-Denis dans les années 1930, qui fonda le Parti Populaire Français et glissa sans résistance dans la collaboration.

Extraits de la présentation du livre

Les pratiques et discours imprégnés de la logique d’extrême droite fleurissent de tous côtés. Comment peut-on mieux comprendre leur fonctionnement et les reconnaître derrière leurs multiples costumes si ce n’est en se penchant sur leur propagateur le plus assumé et le plus odieux : Alain Soral ? Du fond de son canapé rouge, on entend la voix nasillarde de cette insupportable cantatrice chauve du fascisme… Appuyée sur un dispositif pseudo-scientifique, sa haine des femmes, des homosexuels et des juifs lui tient lieu d’anthropologie. Roi du facho business, Alain Soral contribue à l’ascension d’une sensibilité fasciste dans la société. Sensibilité qui ravit les politiques de tous bords : plus le fascisme prospère, plus ils peuvent prétendre cacher leur incompétence derrière, l’antifascisme finissant par être leur seule justification. Soral milite pour le pire des mondes, prônant les inégalités, le fétichisme de l’identité et le gouvernement par la violence. Ce livre s’applique à démonter les ressorts idéologiques de cette entreprise abjecte.* Leur livre dévoile les facettes de Alain Soral, éditeur, provocateur, mythomane et petit commerçant de la haine, fournisseur prolixe de vidéos en ligne payantes, fondateur d’un site d’équipements survivalistes, récupérant même l’écologie boutiquière en ouvrant une épicerie équitable en ligne, en surfant sur des thèmes qu’on n’attend pas dans des officines d’extrême droite, comme la permaculture et la décroissance avec un habillage facho…


Sommaire

Préface de Michel Sitbon
Avant-propos 17
Introduction 21
PREMIÈRE PARTIE
I. le sommeil de la raison réveille les monstres 29
La Terre est creuse et elle tourne autour de Soral 33
Tout est dans tout, surtout le complot juif 43
II. métaphysique de l’anus 53
Soral, flic et curé 53
Typologie homosexuelle 59
Comment un œdipe raté mène à la tapettisation 63
Comment un œdipe réussi conduit à la démocratie 68
L’homme aux épaules de serpent 78
III . Le ciel et la terre : L’ordre sexuel et la civilisation 84
Typologie féminine 91
De quel singe descend Soral ? 94
La femme, australopithèque au grand coeur 106
Un accident de l’oedipe : Rosa Luxembourg 110
Tu aimeras la femme et ne convoiteras pas le Grec du Ve siècle… 112
L’œdipe flottant des Inuits 119
Les nourritures psychiques 123
Soral, la cantatrice chauve 126
SECONDE PARTIE
I. l’éternel retour des idées fascistes 131
Identité 132
Inégalité 138
Pugnacité 139
Têtes de Turc : le triptyque en action 141
II. un fascisme pour notre temps 147
De quoi Soral est-il le nom ? 147
Comprendre l’Empire depuis un canapé rouge 151
Le nazisme, un trésor idéologique 163
Le fascisme est soluble dans l’État 177
III. Pour un égalitarisme éclairant 181
L’égalité sans l’État 181
Égalité et individualité 182
Égalité, lutte des classes et lutte des sexes 184
Égalité, revenus, travail 185
Égalité et pouvoirs 186
Égalité et jouissances 187
Du grand soir à l’alternative 188
Conclusion
Alain Soral est une pétasse 193
 
Disponible notamment sur http://ladylongsolo.com/