Catégories
Bas-Rhin – Strasbourg Interprofessionnel Rhônes-Alpes Tracts

Simplification : piège à cons !

Et revoilà l’éternel refrain de la « simplification » du code du travail. La ritournelle est éculée ; elle a déjà servi maintes fois, notamment lors des récentes lois Macron et Rebsamen. Elle revient néanmoins en force ces temps-ci.

Dans ce concert de revendications « simplificatrices », la dernière intervention, complaisamment relayée par les médias, revient à Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen qui ont commis un livre, « Le travail et la loi » sur ce sujet, proposant l’« allègement du code du travail » face à sa « complexité croissante ». La solution toute trouvée : réduire le code du travail à « 50 principes fondamentaux ».

Pierre Gattaz, président du Medef, s’est empressé de les féliciter comme il se doit et a opportunément proposé « l’ouverture d’un dialogue sur le sujet ».

Elle était précédée quelques temps auparavant par une lettre de mission du premier ministre Manuel Valls adressée à Jean-Denis Combrexelle sur « les rigidités du code du travail » le 1er avril dernier. Notre ancien DGT, qui n’a jamais démérité pour pondre des décrets illégaux sur mesure pour le patronat, doit remettre son rapport en septembre au gouvernement.

On le voit, loin d’être des initiatives isolées, ces différentes interventions ressemblent fort à une offensive coordonnée en vue de créer les conditions idéologiques d’une régression majeure encore à venir dans le champ du droit du travail.

Les lois Macron et Rebsamen à peine adoptées, le gouvernement enclenche la vitesse supérieure en préparant une nouvelle dérégulation d’ampleur.

De quoi s’agit-il et comment va s’opérer cette nouvelle dérégulation ?

Achever le principe de faveur

La lettre de Manuel Valls est suffisamment explicite à ce sujet pour en avoir une idée assez précise.

Au nom du « dialogue social », et d’« une meilleurs adaptabilité des normes au besoin des entreprises » Valls souhaite revoir l’articulation les différents niveaux de négociation, c’est-à-dire la hiérarchie des normes en droit du travail. Selon lui « la place donnée à l’accord collectif par rapport à la loi dans le droit du travail en France est encore trop limitée ».

Le principe de faveur entre les différents niveaux de négociation collective est déjà mort, puisque c’est désormais l’accord d’entreprise qui prime sur le niveau de négociation supérieure depuis 2004. Il demeure néanmoins entre la loi et le champ de la négociation collective, et ce, malgré l’extension continue des possibilités de déroger à la loi dans un sens défavorable aux salariés depuis les lois Auroux en 1982, notamment pour tout ce qui touche au temps de travail. Appelant désormais explicitement à déroger au cadre réglementaire dans sa lettre de mission, Valls veut donc « aller plus loin […] concernant le rôle de l’accord collectif dans l’élaboration des normes ».

Cette question n’est pas neuve, elle est la grande bataille du patronat depuis près de 15 ans. Plus précisément depuis qu’Ernest Antoine Seillière a lancé sa « refondation sociale » en 2000 avec comme objectif revendiqué que les règles de travail négociées dans l’entreprise, là où la pression sur les salariés est la plus forte, puissent s’imposer à la loi et aux conventions collectives.

Plus récemment en 2014, le Medef publiait un « Livre jaune » programmatique, qui réaffirmait cette priorité: « Le cœur de la définition des règles sociales doit être l’entreprise. Cela suppose une révolution importante car aujourd’hui, c’est la loi qui fixe ces règles ».

Valls est donc en train de mettre la dernière main à ce projet déjà ancien d’inspiration patronale.

En un mot, Manuel Valls donne comme mission à Combrexelle de tuer une bonne fois pour toutes le principe de faveur.

Nul doute que certaines dispositions resteront au niveau de la loi sans possibilité de déroger. Pour le reste ça sera dérégulation généralisée. Nos juristes de cour et la hiérarchie de notre ministère appellent aussi cette orientation d’une nouvelle expression qui fait florès depuis quelques temps : la « fondamentalisation du droit ». La dérogation devient la règle et l’application de la loi l’exception, c’est là le vrai sens de cette « fondamentalisation du droit ».

« Simplification », « dialogue social », « fondamentalisation du droit », trois expressions pour désigner la même orientation et volonté de dérégulation. Prétendre simplifier au nom du dialogue social (c’est-à-dire concrètement en complexifiant toujours plus le droit du travail par la multiplication des possibilités de déroger), en racontant que ce faisant on « fondamentalise » le droit (par la réduction à la portion congrue de la loi à quelques droits auxquels on ne pourrait pas déroger).

Tout doit disparaître

Quels thèmes pourraient être particulièrement visés ?

Emmanuel Macron annonçait déjà la couleur, à la veille de son entrée au ministère de l’Économie : « Nous pourrions autoriser les entreprises et les branches à déroger aux règles de temps de travail et de rémunération. C’est déjà possible pour les entreprises en difficulté. Pourquoi ne pas l’étendre à toutes les entreprises, à condition qu’il y ait un accord majoritaire avec les salariés ? »

Concernant le temps de travail, il s’agit ni plus ni moins que d’autoriser de déroger par accord à la base légale de 35h, seuil de déclenchement des heures supplémentaires.

Concernant les rémunérations, la loi du 14 juin 2013, transcription législative de l’Accord national interprofessionnel (ANI), autorise déjà, en cas de difficultés économiques, une réduction des salaires par simple accord d’entreprise – les fameux accords « de maintien de l’emploi ». Il s’agit de généraliser cette logique en dehors des cas de difficultés économiques.

D’ores et déjà la loi Macron adoptée le 10 juillet allonge la durée maximale des accords « de maintien de l’emploi » qui passera de 2 à 5 ans.


* – * – *

Des « experts » orientés comme il se doit…

Manuel Valls recommande que le groupe de travail de Combrexelle s’entoure « d’experts reconnus » et examine la « contribution des think tanks ». Message reçu, voilà une belle brochette d’ « experts » néolibéraux, dont une des caractéristiques est de passer allègrement du public au privé :

Yves Barou, après avoir été directeur adjoint du cabinet de Martine Aubry, est l’actuel président de l’AFPA, et a intégré la direction RH de l’entreprise Thalès. Michel Didier est quant à lui président du Coe-Rexecode, un « institut privé d’études économiques » proche du Medef. Il est aussi proche du très libéral Cercle des économistes ; tout comme Pierre Cahuc, favorable à la réduction du « coût » du travail et à l’assouplissement des conditions de licenciement.

Dans la commission, on trouve aussi, pêle-mêle, le président du groupe Alpha (un cabinet de conseil en relations sociales), Pierre Ferracci, la DRH de Lafarge France, Sylvie Peretti, une ex-DRH enseignant désormais en business school, Sylvie Brunet, ou encore le juriste Paul-Henri Antonmattei, fervent soutien de François Bayrou lors de la dernière présidentielle.

A noter, qu’outre des propositions de dérégulation généralisée, ce groupe est censé proposer « des recommandation de méthode sur la conduite de ce changement ». En gros, comment faire passer la pilule…

* – * – *


Chantage à l’emploi : encore et toujours

Les présupposés idéologiques de cette dérégulation sont toujours les mêmes. Le droit du travail, toujours « trop complexe », toujours « trop rigide », serait responsable du chômage. C’est l’éternel chantage à l’emploi, qui sert d’alibi à la dérégulation.

Outre le fait que cette assertion a toujours été démentie par les faits : 30 ans de dérégulation n’ont pas fait disparaître le chômage, bien au contraire. C’est oublier qu’au sens strict, les entreprises ne créent pas l’emploi. Elles ne font que convertir en embauche les demandes de biens et de services qui leurs sont adressées. Une entreprise ne va pas embaucher parce qu’on la dispense de mettre en place un comité d’entreprise ou un règlement intérieur, mais parce que son carnet de commandes se remplit. C’est la situation économique qui commande l’emploi, pas le droit du travail.

Pour autant le droit du travail serait encore et toujours ce gueux à abattre pour en finir avec le chômage.

L’ANI, transcrit dans la loi du 14 juin 2013, était une première légalisation de ce chantage de l’emploi, il s’agit juste maintenant de généraliser cette logique comme arme de destruction massive du droit du travail.

Négocier, mais avec qui ?

Un tel projet de dérégulation ne peut obtenir pleinement son effet que si l’on trouve toujours des « partenaires » pour négocier. Ainsi un autre mouvement de fond a accompagné le renvoi toujours plus grand vers la négociation collective d’entreprise pour définir la norme applicable, celui de la remise en cause du monopole syndical sur la négociation.

Certes, au niveau interprofessionnel ou de la branche, on trouvera un ou des syndicats jaune pour négocier tous les reculs sociaux. Mais au niveau de l’entreprise, il n’y a quelque fois pas du tout de syndicats. Or c’est bien les syndicats qui ont normalement le monopole de la négociation collective.

Avec les 35h un mouvement de fond a commencé à étendre les possibilités de négociation à d’autres acteurs que les syndicats en l’absence de ceux-ci. Or la mission Combrexelle s’intéresse opportunément au référendum d’entreprise afin de contourner les syndicats.

Pour les entreprises dotées en représentants du personnel, il convient d’aller vite, Manuel Valls réclame donc une rationalisation des obligations d’information-consultation des IRP.

C’est chose faite avec la loi Rebsamen qui permet la fusion des institutions représentatives du personnel, ainsi qu’un regroupement des obligations d’information et de négociation avec les représentants salariés.

Ainsi derrière l’apparente neutralité technocratique d’une commission d’ « experts » libéraux et les discours sur la « simplification » du droit du travail ou la promotion du « dialogue social », se cache la dernière et violente expression de la lutte des classes. C’est le principe même d’un droit du travail comme droit protecteur des salariés fixant des limites à la relation d’exploitation, tout en harmonisant les droits des salariés sur le territoire national, qui est en jeu.

Ce droit est issu de plus d’un siècle de luttes sociales, seule la lutte permettra de le défendre !

 
Le tract en pdf : Simplification du code du travail : piège à cons !
La lettre de mission du Premier ministre : lettre_de_mission_Combrexelle

Catégories
A lire - à voir Réflexions

Un exemple de justice de classe : la délinquance patronale concernant le droit du travail

Article initialement paru sur Mouvements

Il est courant dans les milieux militants révolutionnaires ou tout simplement progressistes de dénoncer l’institution judiciaire et les arrêts qu’elle rend comme relevant d’une justice de classe. Reste à savoir ce que nous mettons derrière cette expression et quelle réalité nous désignons.

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault évoque la justice de classe en ces termes : « si on peut parler d’une justice de classe ce n’est pas seulement parce que la loi elle-même ou la manière de l’appliquer servent les intérêts d’une classe, c’est que toute la gestion différentielle des illégalismes par l’intermédiaire de la pénalité fait partie de ces mécanismes de domination. Les châtiments légaux sont à replacer dans une stratégie globale des illégalismes »[1. FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Ed. Gallimard, Coll. NRF, P.277.].

Dans cette optique, c’est en s’attardant sur le traitement des délinquances dites « complexes » (environnementale, économique, droit du travail, etc.) et non, comme on le fait habituellement, sur la délinquance de droit commun, que le fonctionnement de la justice de classe se laisse appréhender au mieux.

Ce qu’on peut qualifier, à juste titre, de justice de classe ne se donne jamais aussi bien à voir que lorsque l’on se situe aux marges du droit commun, dans le traitement des illégalismes en col blanc. De ce point de vue, rendre visibles ces délinquances volontiers invisibles (médiatiquement, politiquement) se révèle souvent édifiant pour le profane.

Dans le cadre du présent article nous allons évoquer le traitement de la délinquance patronale à travers le prisme du droit du travail et du sort réservé à l’institution étatique chargée de faire respecter ce droit : l’inspection du travail.

Car pour reprendre les termes de Foucault, les infractions au droit du travail font bien l’objet d’une gestion entièrement différenciée d’un bout à l’autre de la chaîne pénale:

  • par les moyens réels accordés à l’inspection du travail, police du droit du travail ;
  • par la façon dont l’institution judiciaire traite les procédures de l’inspection du travail ;
  • par le type de pénalité appliquée au droit du travail, le droit pénal du travail étant dérogatoire ;
  • par la délégitimation systématique du droit du travail par le pouvoir politique et l’administration du travail, sur fond de discours sécuritaire ambiant.

1. Les moyens de l’inspection du travail

Institution étatique créée à la fin du XIXe[2. Après deux esquisses, en 1841, puis en 1874, c’est la loi du 2 novembre 1892 encadrant le travail des femmes et des enfants dans l’industrie qui crée un corps d’inspecteurs du travail chargés de faire appliquer les premières lois sociales.], l’inspection du travail a pour mission de veiller au respect du droit du travail dans les entreprises. Ce droit particulier régit les relations entre les employeur.euses et les salarié.es individuellement et collectivement. Historiquement, le droit du travail s’est construit contre le pouvoir absolu de l’employeur.euse, avec pour fonction d’instituer et de faire respecter des règles et des droits minimums communs à tous les salarié.es. C’est dire qu’il est un enjeu perpétuel de la lutte des classes et le baromètre du rapport de force qui se joue entre travail et capital.

Or, la première chose qui frappe lorsqu’on observe la police du droit du travail qu’est l’inspection du travail, c’est son sous-effectif chronique, structurel.

Dans un livre intitulé, Carnets d’un inspecteur du travail, Gérard Filoche, lui-même ancien inspecteur du travail, note que « créée il y a plus de cent ans, en 1892, l’inspection du travail qui ne comptait que quelques dizaines de membres à ces débuts n’en a guère plus proportionnellement, au début du XXIe siècle »[3. FILOCHE Gérard, Carnets d’un inspecteur du travail, Ed. Ramsay, p.306-307.].

En 1902, il y avait 110 inspecteur.trices pour 3 millions de salarié.es, trois lois et 80 décrets. Aujourd’hui, on compte environ 2100 agent.es de contrôle en section d’inspection pour environ 10 000 articles du code du travail (3700 lois et 6300 décrets)[4. Ces chiffres ne prennent en compte que le code du travail dit « généraliste ». Depuis la fusion des services généralistes avec l’inspection du travail des transports, il faut également y rajouter le code des transports et la réglementation sociale européenne propre à ce secteur.]et 18,2 millions de salarié.es[5. Soit 3,7 inspecteurs pour 100 000 salarié.es en 1902 contre 11,5 pour 100 000 aujourd’hui. Les chiffres relatifs à l’action de l’inspection du travail sont issus du rapport sur « L’inspection du travail en 2013 » publié par le ministère du travail pages 7-8. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_IT_2013_Web.pdf].

Avec des effectifs aussi dérisoires, il n’y a guère de miracle possible. Aujourd’hui comme hier, les agent.es de contrôle sont pris.es sous un flot continu de sollicitations qu’il.les ne peuvent traiter de façon satisfaisante. L’urgence devient la norme et le retard est structurel. Si l’on devait ne retenir qu’un chiffre, en rapportant le nombre de contrôles en entreprises au nombre total d’entreprises, les entreprises ont actuellement une chance de se faire contrôler une fois tous les 11 ans[6. Toujours selon le rapport sur l’inspection du travail suscité, 294 000 interventions ont été effectuées en 2013. Parmi ces interventions 57% relevaient de contrôles à proprement parler soit 167580 contrôles pour 1, 80 millions d’entreprises assujetties au contrôle de l’inspection du travail.]. A titre comparatif, on peut également noter que le ratio du nombre de salarié.es par agent.e de contrôle est de 8710, en augmentation constante depuis 5 ans[7. En 2010 ce ratio était de un agent de contrôle pour 8114 salariés.], là où l’on compte approximativement un.e policier.ère ou gendarme pour 270 administré.es[8.  En 2010 on comptait 243 000 policiers et gendarmes. Cf http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-mucchielli/191110/policiers-et-gendarmes-ont-ils-les-moyens-dassurer-la-securite-q].

Autant dire que, même avec la meilleure volonté des agent.es de contrôle, la pression de l’administration sur les entreprises ne saurait être féroce. Ces quelques rappels factuels nous paraissent être un préliminaire indispensable à rapporter aux larmoiements perpétuels du patronat sur la pression intolérable que l’administration ferait peser sur les entreprises. Dans une déclaration du 13 mai 2014, Pierre GATTAZ, président du MEDEF, déclarait encore « sur le terrain, le MEDEF constate une multiplication des contrôles tatillons et inutiles »[9. http://www.medef.com/medef-tv/actualites/detail/article/le-medef-sengage-pour-lemploi-mais-sinquiete-sur-le-pacte-de-responsabilite-1.html].

Malheureusement, la police du travail n’en a tout simplement pas les moyens.

2. Le devenir des procédures de l’inspection

Lors de leurs contrôles, les agent.es sont amenés à constater des infractions. Plusieurs suites sont alors possibles.

Il faut d’abord souligner que les agent.es privilégient très largement les courriers d’observation, qui constituent de simples rappels à la loi. Comme le relève la journaliste Fanny Doumayrou, l’action de contrôle consiste le plus souvent en un « long et fastidieux travail de pression sur l’employeur, à coup de lettres d’observations et de contre-visites, sous la menace plus ou moins explicite d’un procès-verbal »[10. Fanny DOUMAYROU, Qui défendra les inspecteurs du travail ?. Le Monde Diplomatique, Décembre 2012.].  Les PV n’interviennent donc la plupart du temps qu’en dernier recours et ne correspondent qu’à une petite partie des infractions constatées : en 2013, sur 294 000 interventions recensées, 183 500 lettres d’observations ont été rédigées et 6374 PV ont été établis. Par rapport aux constats d’infraction, seulement 4 % des situations donnent lieu à transmission de PV[11. Ici encore nous sommes très loin des éternels couinements patronaux sur une administration qui serait obnubilée par  une sanction immédiate : « Nous demandons, là aussi, au gouvernement, à l’administration, de faire très attention à ce qu’on passe d’un climat de contrainte-contrôle-sanction qui existe depuis une trentaine d’années en France à un environnement d’accompagnement, de conseil, de motivation. Je pense même qu’au sein des administrations sociales ou fiscales, il serait bon d’éviter la sanction immédiate, le contrôle immédiat et d’avoir, comme en Angleterre, aux Etats-Unis, des administrations conseillères, qui aident et qui permettent de dire « on a détecté ça, c’est un point de dysfonctionnement, voilà ce qu’il faut que vous fassiez et vous avez 3 mois, 6 mois pour vous mettre d’équerre ».http://www.medef.com/medef-corporate/salle-de-presse/conferences-de-presse/conferences-de-presse/article/point-presse-mensuel-de-mai-2014.html].

Deux raisons principales viennent expliquer cette réticence à établir des P.V.

Tout d’abord, le manque de moyens et donc de temps pour dresser des procès-verbaux, l’investissement nécessaire à la rédaction d’un procès-verbal étant souvent plus important que la rédaction d’une lettre d’observations.

Mais, d’autre part, on peut y voir un effet du découragement des agent.es devant le sort qui est réservé à leurs procès-verbaux. Lorsqu’il y a procès-verbal, celui-ci est ensuite transmis au procureur de la République, qui demeure libre d’en faire ce qu’il veut selon le principe « d’opportunité des suites »[12. Si la loi Perben II impose une motivation au classement, cette motivation se réduit de fait bien souvent à la formule passe-partout : « infraction insuffisamment caractérisée ».]. Les données disponibles à ce sujet sont édifiantes.

Face aux protestations récurrentes des syndicats de l’inspection du travail concernant le devenir de leurs procédures, la Direction Générale du Travail (DGT) a créé en son sein un observatoire des suites pénales en 2007. Sur la période 2004-2009, près de 29 000 PV ont été dressés. Sur ce total, il s’avère que l’on a perdu la trace de presque un PV sur deux. La moitié des procès-verbaux se sont ainsi purement et simplement volatilisés ! Ce tour de magie se double d’un taux de classement sans suite de 25%. Au bout du compte, seul un quart des PV donnent effectivement lieu à des poursuites[13. http://www.sante-et-travail.fr/securite-du-travail—flagrant-deni-de-justice_fr_art_919_48804.html]. On est ici bien loin du discours sécuritaire sur la tolérance zéro et l’automaticité des condamnations. Celles-ci sont d’ailleurs dans leur immense majorité de simples amendes. En 2009, 7 082 procès-verbaux ont été dressés. Ils ont donné lieu à 1 147 poursuites, puis à 935 condamnations, dont 663 amendes et 144 peines d’emprisonnement très majoritairement assorties d’un sursis[14. http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_IT_2013_annexes_Web.pdf]. Et l’on retrouve ici la conclusion du sociologue Bruno Aubusson de Cavarlay qui déclarait en 1985 : « Veut-on caricaturer ? L’amende est bourgeoise et petite-bourgeoise, l’emprisonnement ferme est sous-prolétarien, l’emprisonnement avec sursis est populaire »[15. Bruno Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions : la légalité de l’inégalité », L’Année sociologique, vol. 35, n°2, Paris, 1985.].

3. Dans la tête des magistrat.es

Comment comprendre de tels chiffres ? En d’autres termes, comment s’opère ce tri spécifique des illégalismes liés au droit du travail ?

On peut commencer par écarter l’alibi technique. Les différents rapports IGAS annuels sur l’activité jugent les actes juridiques produits par l’inspection du travail comme étant plutôt de bonne qualité. Ce n’est donc pas la piètre qualité des procédures qui justifie un tel taux de classement des procès-verbaux.

Une première tentative d’explication consisterait à relever l’engorgement des tribunaux et le manque de moyens de la justice. Mais si cet engorgement est bien réel, une telle approche ne permet pas de comprendre comment s’effectue le tri des procédures et selon quels schémas de pensée.

Lors des rencontres périodiques organisées entre le parquet et les services de l’inspection, j’ai toujours été frappé par le discours des procureur.es, non pas tant par ce qu’il disait de nos procédures, mais par ce qu’il révélait de leur imaginaire pénal. Cet inconscient pénal peut se résumer par l’application de schémas de pensée de droit commun, en fait de la petite et moyenne délinquance sur les biens et les personnes, aux questions de droit du travail.

Plus précisément, cet inconscient pénal s’incarne dans l’idée plus ou moins explicitée que pour pouvoir condamner en bonne et due forme, il convient d’avoir une victime individuelle qui subit un préjudice immédiat de la part d’un bourreau, les deux étant reliés par un lien de cause à effet direct. Si l’on veut prendre un exemple, une personne agressée par une autre, voilà un schéma simple et qui correspond au sens commun judiciaire avec victime (l’agressé), bourreau (l’agresseur), préjudice (nombre de jours d’ITT éventuel) et lien direct entre l’agression et le préjudice subi.

C’est cette conception de l’infraction et de la responsabilité que j’appellerais l’inconscient de classe des magistrat.es. Conception qui témoigne d’une méconnaissance profonde du droit du travail et du monde du travail dans notre société capitaliste. La relation de travail, comme chaun.e sait, ne met pas face à face deux personnes « à égalité » mais se caractérise par une relation de subordination. C’est cette subordination qui justifie l’existence d’un droit spécifique du travail à côté des règles régissant les contrats commerciaux. Encore faut-il en tirer toutes les conséquences d’un point de vue judiciaire.

3.1. À la recherche de la victime…

Si l’employeur a un pouvoir général d’encadrement et de direction, son pendant est sa responsabilité générale concernant l’application du droit du travail, et notamment la préservation de la santé et de la sécurité dans son entreprise. Et ce, même si les infractions constatées ne correspondent pas au schéma d’une plainte  individuelle d’une victime avec un préjudice directement constatable.

Ainsi, certaines infractions ne sont littéralement pas comprises si l’on veut leur appliquer le schéma de droit commun à toute force. C’est notamment le cas des infractions au fonctionnement des institutions représentatives du personnel (IRP), comme l’absence de consultation d’un comité d’entreprise ou le défaut d’organisation d’élections de délégués du personnel.

Or, si l’on se reporte toujours aux données des suites pénales pour l’année 2009, les  procédures concernant la représentation du personnel sont celles qui sont le moins suivies par les magistrat.es : seules 23% d’entre elles ont donné lieu à des poursuites de la part du parquet. Sur ces 23% de procédures suivies, on peut encore retrancher 14% de dispense de peine et 4% de relaxe quand ces procédures arrivent en jugement.

Ces procédures ont l’inconvénient de ne pas permettre la mise en évidence de victimes ensanglantées: les enjeux ne sont alors bien souvent pas compris par les magistrat.es. Pourtant, une connaissance minimale du monde du travail ferait saisir l’importance fondamentale de l’existence et du bon fonctionnement des institutions représentatives du personnel pour l’ensemble des droits des travailleur.ses  au sein d’une entreprise, et au-delà. Le désert syndical de plus en plus grand de notre société, notamment dû aux stratégies anti-syndicales du patronat bafouant le fonctionnement des IRP, devrait pourtant inciter l’Etat à en faire une priorité politique. Notre gouvernement, qui « aime l’entreprise » comme ceux qui l’ont précédé, a manifestement d’autres priorités puisque le projet de loi Macron prévoit d’alléger les pénalités concernant le délit d’entrave aux institutions représentatives du personnel, en supprimant la possibilité d’infliger des peines de prison[16. Peine de prison, faut-il le préciser, pour ainsi dire jamais appliquée. Néanmoins, en mai 2010, l’affaire Molex ayant exceptionnellement abouti à des peines de prison avec sursis contre les dirigeants américains de cette société pour ne pas avoir informé les représentants du personnel de la fermeture de l’usine, le patronat a su faire usage d’un lobbying efficace pour supprimer un tel épouvantail.].

Dans ce cadre, on pourrait penser que la thématique santé/sécurité se voit réserver un meilleur sort. L’expérience montre pourtant que la mise en évidence d’une victime directe reste tout autant incontournable. Ce qui signifie notamment que l’ensemble des infractions qui touchent au domaine de la prévention collective (durée du travail, machines non conformes hors contexte d’accident, etc.) sans plaintes directes des victimes à la barre avec un préjudice immédiatement visible sont elles aussi difficilement comprises par notre système judiciaire.  Au stade de la prévention, on ne peut distinguer ni victime, ni responsable du délit : d’où le peu d’intérêt à poursuivre et plus encore à condamner de façon dissuasive. Concrètement, il faut donc souvent attendre l’accident grave pour que soit mises en œuvre des poursuites et une condamnation effective. Pour autant, même lorsqu’il y a une victime clairement identifiable comme dans un accident du travail, il faut que la victime se porte partie civile pour espérer raisonnablement une poursuite et une condamnation. La partie civile aura alors le rôle d’incarner la figure de la victime en chair et en os, avec ses blessures et ses éventuelles séquelles et traumatismes. Le juge retombe alors dans le schéma que nous avons décrit avec une victime plaignante et un préjudice incarné. Autant dire que lorsque le salarié est toujours dans l’entreprise et qu’il ou elle souhaite y rester, il n’y a presque aucune chance pour qu’il se porte partie civile contre son employeur. Là comme ailleurs, le lien de subordination fait son œuvre dissuasive.

3.2 … et du bourreau

Une fois la victime mise en évidence vient la question du responsable.

Au premier abord on pourrait penser que cette question ne pose pas de difficulté particulière car l’auteur est le plus souvent parfaitement connu. Il s’agit de l’employeur, même si une discussion pourra éventuellement intervenir en cas de délégation de pouvoir. Comme nous l’avons déjà noté, le monde du travail capitaliste se caractérise par une relation de subordination constitutive du salariat. La subordination n’est pas une fiction juridique, elle s’incarne concrètement par un pouvoir de direction, de surveillance, de contrôle et de sanctions. En contrepartie de ce pouvoir exorbitant, le patron est responsable de l’application du droit du travail comme de ses manquements.

Pourtant, là encore, les magistrat.es essayent trop souvent d’appliquer des schémas de pensée juridique calqués sur la délinquance de droit commun, en recherchant une causalité directe entre les agissements du patron et un accident touchant par exemple l’un.e de ses salarié.es. Sur cette base, et selon la formule consacrée, les PV de l’inspection du travail sont toujours susceptibles d’être classés pour cause d’« infraction insuffisamment caractérisée » et ce,  alors même que l’infraction est parfaitement constituée et constatée par l’agent de contrôle.

3.3 La faiblesse de la pénalité en droit du travail

Si les procédures se voient appliquer des systèmes de représentation de la délinquance propres au droit commun, le droit pénal du travail est lui-même un droit pénal dérogatoire.

Sommées de se justifier en permanence selon une grille de lecture de droit commun pour éviter le classement sans suite, les procédures de l’inspection se voient en revanche appliquer un droit pénal beaucoup plus « souple » et indulgent que le droit pénal commun. Les procédures de l’inspection sont en quelque sorte perdantes des deux côtés. Non seulement, comme nous l’avons vu, les condamnations sont rares, mais les sanctions sont elles-mêmes loin d’être à la hauteur.

Dans le Code pénal, une personne qui met en danger la vie d’autrui encourt un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, alors que les sanctions prévues par le Code du travail en matière de santé/sécurité ne peuvent excéder 3750 euros par salarié. De même, le Code pénal punit l’homicide involontaire d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. En cas de violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. Or, là encore, le droit pénal du travail prévu par le Code du travail se borne à une amende délictuelle de 3750 euros.

Des pénalités aussi faibles posent inévitablement la question du caractère dissuasif ou pédagogique de la sanction. Les patron.nes, pour peu qu’il.les soient bien conseillé.es par un.e avocat.e ou par des syndicats patronaux, sont parfaitement capables d’évaluer les forces en présence. Provisionner le risque du contentieux devient une stratégie patronale à part entière. Stratégie payante, lorsqu’on considère qu’une hypothétique amende leur coûtera souvent moins cher que de respecter le droit du travail.

Certes, les procureur.es ont toujours théoriquement la possibilité de requalifier pénalement les infractions constatées, selon les pénalités prévues par le Code pénal[17. Lors des différentes rencontres parquet-inspection, les procureur.es expliquent là encore qu’il.les ne peuvent pas poursuivre au pénal (au sens du code du pénal), parce que le lien de cause à effet n’aurait pas été démontré, oubliant comme il se doit le lien de subordination patron.ne-salarié.e.]. De ce point de vue, l’épisode fameux du juge De charrette, qui en 1975 avait poursuivi un employeur pour homicide involontaire suite à un accident du travail, n’est que l’exception qui confirme la règle[18. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation, le juge De Charette établit que le responsable d’un accident est « celui qui a la compétence, les pouvoirs et l’autorité ». Sa décision d’ordonner la mise en détention provisoire d’un chef d’entreprise, M. Jean Chapron, pour homicide involontaire après un accident mortel du travail provoque une immense polémique qui ne fera que mettre en évidence de façon éclatante que la pénalité de droit commun n’est pas censée s’appliquer aux employeur.euses. Le garde des Sceaux lui-même, Jean Lecanuet, n’hésitera pas à prendre à partie le « petit juge » en le menaçant de poursuites disciplinaires.]. De telles requalifications sont rarissimes et la pénalité spécifique du travail joue bien son rôle : tenir les employeurs à l’abri de la pénalité de droit commun propre à la petite et moyenne délinquance sur les biens et les personnes.

Il ne s’agit pas ici de blâmer les magistrat.es en tant que tel.le.s, mais de tenter de comprendre par quels mécanismes nous pouvons aboutir à un tel fiasco judiciaire concernant un droit touchant quotidiennement 18 millions de salarié.es.

4. Tout est négociable ! Dérégulation à tous les étages

Si la justice est si peu sensible au droit du travail, c’est aussi parce que ce droit est délégitimé par le pouvoir politique lui-même. Le droit du travail est d’abord délégitimé par un discours idéologique récurrent, pour ne pas dire omniprésent : l’idée selon laquelle le droit du travail serait « trop rigide », « trop complexe », un « frein à l’emploi », à la « croissance », etc.[19. Selon le député socialiste Jean-Marie Le Guen les « rigidités du code du travail« , représenteraient « un redoutable tabou national » et « un puissant répulsif de l’emploi ». Cité par Pierre Joxe dans un entretien avec le journal Mediapart : http://www.mediapart.fr/journal/france/191214/pierre-joxe-je-suis-eberlue-par-cette-politique-qui-va-contre-notre-histoire] Ce discours pour le moins « compréhensif » est remarquable sur fond d’inflation du discours sécuritaire fustigeant depuis près de 20 ans un supposé « laxisme » judiciaire.

Un tel discours a pour conséquence de légitimer les employeur.euses en infraction, qui non seulement ne se vivent pas comme des délinquant.es, mais se sentent conforté.es à contester le bien-fondé des contrôles de l’inspection du travail. Fanny Doumayrou relevait que « la déréliction qui frappe ce corps de fonctionnaires s’explique en premier lieu par l’injonction paradoxale qui fonde sa mission : maintenir dans les clous du code du travail des chefs d’entreprise que les gouvernements encouragent par ailleurs à prendre leurs aises ; offrir un garde-fou contre l’exploitation, mais sans jamais recevoir de l’Etat, également garant de la liberté d’entreprendre, les moyens d’assurer une réelle protection des salarié.es. »[20. Fanny DOUMAYROU, Qui défendra les inspecteurs du travail ?, Monde Diplomatique, Décembre 2012.]

Mais surtout, ce discours s’est incarné depuis 30 ans en une succession de réformes visant à déréguler le droit du travail. Ce processus s’est accéléré ces 10 dernières années, avec l’extension continue des possibilités de déroger, par  accord collectif, à la loi au code du travail dans un sens défavorable aux salarié.es. La loi a ainsi perdu de son importance au profit de la règle négociée. Parallèlement s’est opéré un renversement de la hiérarchie des normes au sein de la négociation collective avec primauté à l’accord d’entreprise, c’est-à-dire là où le rapport de force est le plus défavorable aux salarié.es. On observe ainsi un mouvement de fond vers un éclatement et une individualisation de la règle de droit, notamment sur des sujets aussi importants que la durée du travail, la rupture du contrat, la majoration des heures supplémentaires,…) Mouvement de fond qui a pour effet d’éclater le salariat et sa capacité de réponse collective.

Or, si l’on considère que le.la chômeur.se ou le.la salarié.e sont de simples cocontractant.e.s individuel.le.s, dont l’engagement personnel ne doit pas être soumis à des normes protectrices supérieures, le risque est grand que les salarié.es renoncent « librement », contre leurs propres intérêts, à un statut global créateur de droits.

Cette possibilité de renoncement « volontaire » au droit du travail commence à poindre de plus en plus. L’Accord National Interprofessionnel du 11 janvier 2013 ouvrait notamment la possibilité de « librement » renoncer au seuil minimal de 24 heures pour les temps partiels. Ce seuil minimal était pourtant une des seules avancées de cet accord. De même certaines dérogations au repos dominical sont désormais possibles sous réserve d’un hypothétique « volontariat » du.de la salarié.e[21. Article L.3132-25-4 du code du travail.].

Le projet de loi Macron propose quant à lui de revenir sur l’article 2064 du Code civil, qui écartait les contrats de travail des procédures conventionnelles de règlement des différends[22. Selon la formulation actuelle de l’article 2064 du Code civil « aucune convention ne peut être conclue à l’effet de résoudre les différends qui s’élèvent à l’occasion de tout contrat de travail soumis aux dispositions du code du travail entre les employeurs, ou leurs représentants, et les salariés qu’ils emploient. ».]. En d’autres termes, une telle modification ouvre la voie à des accords sur des litiges relevant du contrat de travail, là où ceux-ci relevaient de la compétence exclusive des prud’hommes. Un tel renoncement « volontaire » au tribunal des prud’hommes permettrait donc un règlement à la baisse de tous les litiges, sans possibilité de recours.

Or, il faut rappeler sans cesse qu’en droit du travail il n’y a pas de volontariat, tout au plus peut-il y avoir une soumission volontaire. Comme le disait déjà Karl Marx dans Le Capital : « Le travailleur libre, qui se rend sur le marché libre pour y vendre sa peau, doit s’attendre à être tanné. » La relation salariale est ainsi une relation fondamentalement inégale ; le code du travail ne limite jamais qu’en partie l’arbitraire patronal.

L’application du droit du travail fonctionne désormais comme si ce droit dérogeait à la notion même de droit, c’est-à-dire une norme collective protectrice applicable indépendamment de la « volonté » supposée des parties. Mais un droit du travail en miettes, est-ce encore du droit, c’est-à-dire une base sûre permettant de faire valoir des droits ?

Force est de constater qu’en matière de droit du travail, les pouvoirs publics semblent donc désormais considérer que tout doit pouvoir se négocier, réalisant ainsi les vœux du patronat[23. « Nous préconisons une réforme de la Constitution afin de reconnaitre le droit à la négociation, et de permettre aux représentants des employeurs et des salariés de fixer les modalités d’application des principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale », expliquait l’ancienne présidente du Medef Laurence Parisot aux Échos en 2006. Cité par Laura Raim dans http://www.regards.fr/web/article/la-loi-macron-ou-comment-revenir.] au nom de la tarte à la crème du « dialogue social », l’autre nom de la dérégulation généralisée en matière de droit social.

5. On peut toujours s’arranger… de la justice pénale à la négociation administrative

La dernière étape de ce processus de négociation et d’arrangement permanents  vise à remplacer le droit pénal du travail par un jeu de négociation administrative des peines. C’est le projet initié en son temps par Michel Sapin, ancien ministre du travail, et qui trouve aujourd’hui à se réaliser dans le projet de loi Macron. De quoi s’agit-il ?

Tout simplement, de passer progressivement d’un système de sanctions pénales à un système de sanctions administratives. Au vu du bilan peu reluisant des suites pénales actuelles, le passage à un autre système de sanctions pourrait sembler séduisant. Mais passer d’un système de sanctions pénales à un système de sanctions administratives revient à sortir les employeurs des tribunaux correctionnels pour les ramener dans le jeu ouaté des négociation administratives entre gens de bonne compagnie sur la base d’un plaider-coupable. Exit l’audience publique devant un juge, remplacée par une discussion de marchands de tapis dans le bureau d’un hiérarque du ministère du travail.

Le symbole a son importance dès que l’on touche à la bourgeoisie, il n’est pas indifférent pour les employeur.euses de se voir ramené.es, pendant un temps, au rang de simples délinquant.es parmi d’autres, obligé.es de se justifier devant un tribunal correctionnel. Le passage à un système de sanctions administratives permettra d’éviter ce genre de désagréments. Les victimes et les syndicats ne pourront en revanche plus se porter partie civile sur une procédure administrative.

Cette contre-réforme s’inscrit dans un mouvement de fond de dépénalisation des délinquances complexes (fraudes fiscale et en matière de concurrence et de consommation, etc) par le passage à un système de négociation administrative[24. Concernant les impôts, on peut se reporter à l’article édifiant d’Alexis Spire paru dans le n° de février 2013 du Monde diplomatique, « Comment contourner l’impôt sans s’exiler ». Si des procédures pénales peuvent ponctuellement être engagées, le système de sanctions repose essentiellement sur la négociation administrative Celle-ci a pour particularité de moduler les possibilités en fonction de la classe sociale du contrevenant et du niveau d’infraction. En un mot le petit délinquant fiscal (non-paiement de la redevance TV par exemple) pourra au mieux négocier un étalement des paiements, là où en haut de l’échelle sociale, le grand délinquant pourra se payer le luxe de négocier le montant des amendes (notamment lorsqu’il s’agit de l’évaluation des patrimoines).]. Formellement les sanctions pénales demeurent possibles, concrètement la négociation de sanctions administratives prend  le pas sur le droit pénal.

Autre point fondamental, ce pouvoir de sanction administrative appartiendra au.à la directeur.trice régional.e, le DIRECCTE[25. Directeur Régional des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi.], et non à l’inspecteur.trice du travail. L’enjeu est donc une véritable perte d’indépendance pour les inspecteur.trices  du travail sur leurs propres procédures. Car les directeur.trices régionaux.nales, soumis.es aux ordres des préfets notamment concernant les politiques de l’emploi, n’ont aucune garantie d’indépendance statutaire, contrairement aux agent.es du corps de l’inspection. Il.les en seront d’autant plus sensibles au chantage à l’emploi que ne manqueront pas d’utiliser les employeur.euses en infraction dès qu’il.les seront mis.es en cause.

Conclusion

Nous avons commencé notre article en situant la notion de « justice de classe » dans la lignée de Foucault comme économie générale des illégalismes dans une stratégie globale de différenciation. « L’illégalisme des biens a été séparé de l’illégalisme des droits, constate Michel Foucault. Partage qui recouvre une opposition de classes, puisque, d’un côté, l’illégalisme qui sera le plus accessible aux classes populaires sera celui des biens – transfert violent des propriétés –; que, d’un autre, la bourgeoisie se réservera, elle, l’illégalisme des droits : la possibilité de tourner ses propres règlements et ses propres lois ».

De ce point de vue, l’exemple du droit du travail nous paraît remarquable, tant la différenciation s’incarne d’un bout à l’autre de la chaîne pénale. Moyens humains dérisoires de la « police du travail » qu’est l’inspection du travail, droit pénal dérogatoire par rapport au droit pénal propre aux illégalismes sur les biens et les personnes des classes populaires, suites pénales plus qu’aléatoires et projet de passer à un système de sanctions administratives négociées. La boucle de la différenciation visant à préserver le patronat de toute confusion avec la figure infâmante du délinquant, cette naturalisation de l’illégalisme des classes populaires, est ainsi constituée. Comme le note le sociologue Laurent Bonelli, « les fraudes, les opérations commerciales irrégulières, les évasions fiscales sont renvoyées vers des juridictions spéciales et des commissions d’arbitrage plus feutrées, où dominent les transactions, les accommodements, les amendes. »[26. Laurent BONELLI, Le récidiviste, voilà l’ennemi !, Le Monde diplomatique, août 2014.]

Passer des institutions pénales à l’entre-soi d’une négociation administrative, d’une publicité infâmante des débats à la privatisation d’une procédure, quelle plus remarquable incarnation d’une justice de classe là où il est question de droit du travail, c’est-à-dire, en dernier recours, de l’état du rapport de force entre travail et capital ?

Gilles Gourc