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Le mauvais procès instruit contre le Code du travail

Extrait de la préface à la seconde édition de Au-delà de l’emploi (2016, Flammarion) d’Alain Supiot.

Article paru sur Alterecoplus.

« Le droit du travail est dénoncé dans tous les pays européens comme le seul obstacle à la réalisation du droit au travail. A l’image du président Mao guidant le Grand Bond en avant [1. Imposé par Mao dans les années 1950 pour rattraper le niveau de développement des pays industrialisés, cette politique économique aveugle aux réalités a causé l’une des plus grandes famines de l’histoire, provoquant la mort de plus de 30 millions de personnes selon les estimations actuelles (cf. Yang Jisheng, Stèles. La Grande famine en Chine, 1958-1961, Paris, Seuil, 2012, 660 p.).], la classe dirigeante pense être l’agent historique d’un monde nouveau, dont l’avènement inéluctable exige de la population le sacrifice de toutes les sécurités acquises. Cette fuite en avant est éperdue chez les gouvernants des pays de la zone euro.

S’étant privés de tous les autres instruments de politique publique susceptibles de peser sur l’activité économique, ils s’agrippent au seul levier qui leur reste : celui de la déréglementation du droit du travail. Agrippement d’autant plus frénétique qu’ils sont désormais placés sous la menace des sanctions prévues par les traités, mais aussi et surtout de la perte de confiance des marchés financiers.

La Commission et la Banque centrale européenne les pressent de procéder aux « nécessaires réformes structurelles », nom de code de la « réduction du coût du travail » et de la « lutte contre les rigidités du marché du travail [2. Cf. les « Recommandations de la Commission européenne concernant le programme national de réforme de la France » publiées le 13 mai 2015, COM (2015) 260 final ; et dans le même sens, M. Draghi, « Réformes structurelles, inflation et politique monétaire », discours d’ouverture du président de la BCE, au forum consacré à l’activité de la Banque centrale (Sintra, le 22 mai 2015), accessible en ligne sur le site de la BCE (www.ecb.europa.eu).] ».

Relayé quotidiennement dans les médias par les talking classes [3. Christopher Lasch désigne ainsi la « classe jacassante », omniprésente dans les médias (La Révolte des élites, op. cit., p. 89).], l’appel à ces « réformes courageuses » est un mot d’ordre si rabâché depuis quarante ans, qu’on en oublierait presque l’obscénité du spectacle donné par ceux qui, cumulant souvent eux-mêmes les sécurités du public et les avantages du privé, dénoncent au nom des outsiders les avantages extravagants dont jouiraient les insiders et n’ont de cesse d’opposer les chômeurs aux smicards, les précaires aux titulaires d’un emploi stable, les salariés aux fonctionnaires, les actifs aux retraités, les immigrés aux indigènes, etc.

Que veut dire « réformer » ?

Une véritable réforme du droit du travail n’a évidemment rien à voir avec les sermons de ceux qui relaient ainsi la consigne de l’adaptation des hommes aux besoins d’un Marché devenu total. Ces prédicateurs s’inscrivent dans la lignée des « terribles simplificateurs [4. En français dans le texte d’une lettre de Jacob Burckhardt du 24 juillet 1889, Briefe an seinen Freund F. von Preen, 1864-1893, Stuttgart-Berlin, Deutsche Verlag Anhalt, 1922, p. 248.] », dont Jacob Burckhardt annonçait l’« absolue brutalité [5. Cf. J. Nurdin, Le Rêve européen des penseurs allemands (1700-1950), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2003, 296 p.]».

C’est un abus de langage en effet de qualifier de projets de réforme du droit du travail les appels à sa déréglementation. De tels projets sont au droit du travail ce que le redécoupage des régions a été à la réforme territoriale française décidée en 2014 : non pas l’expression d’une action politique réfléchie, mais des signaux destinés à satisfaire l’appel aux « réformes structurelles » ; non pas la source de plus de simplicité et de démocratie, mais au contraire de plus de complexité et de prébendes.

Il ne faut pas confondre en effet le transformisme, qui réduit la politique à la soumission aux contraintes du marché et à l’évolution des mœurs, avec le véritable réformisme, qui consiste à mettre politiquement en œuvre la représentation d’un monde plus libre et plus juste [6. Cf. B. Trentin, La libertà viene prima. La libertà come posta in gioco nel conflitto sociale, Rome, Editori reuniti, 2004, p. 128.]. Réformer le droit du travail exige de prendre la mesure de l’extrême complexité et des transformations profondes de la division du travail dans le monde contemporain, et d’imaginer sur cette base des catégories juridiques nouvelles, propres à favoriser la liberté, la sécurité et la responsabilité de tous les travailleurs. (…)

Un vieux procès

Au moment où nous rédigions notre rapport [c’est-à-dire en 1999, N.D.L.R.] les pratiques des entreprises, peu à peu légalisées, voire encouragées par les Etats, promouvaient déjà depuis des années le travail précaire, à durée déterminée, le travail à temps partiel, la mise à leur compte de travailleurs plus ou moins indépendants, la pluriactivité, la sous-traitance, le recours à des travailleurs détachés, l’intermittence, etc.

Et depuis des années déjà, la difficulté des entreprises à créer de l’emploi était imputée à un droit du travail devenu trop protecteur et trop complexe. Dès 1984, M. Yvon Gattaz – président du CNPF et père de l’actuel président du Medef – promettait l’embauche de 471 000 salariés moyennant la création d’« emplois nouveaux à contraintes allégées » (Enca). C’est pour répondre à cette demande que fut supprimée en 1986 la suppression de l’autorisation préalable de licenciement, qui ne se solda par aucune création nette d’emplois.

L’argument n’en est pas moins repris aujourd’hui par les organisations patronales, selon une démarche typiquement française[7. On n’imaginerait pas le dirigeant d’une grande entreprise allemande qui, perdant des parts de marché, en imputerait la responsabilité à la Bundesrepublik au lieu de commencer par s’interroger sur la sienne. Il est vrai que les patrons allemands sont le plus souvent sortis du rang et ont une culture industrielle qui fait défaut à leurs homologues français, sortis du moule des grandes écoles et habitués à passer du public au privé. Cf. Hervé Joly (dir.), Formation des élites en France et en Allemagne, Paris, CIRAC, 2005, 228 p. ; Joël Massol, Thomas Vallée et Thomas Koch, « Les élites économiques sont-elles encore si différentes en France et en Allemagne ? », Regards sur l’économie allemande, no 97, 2010, p. 5-14.]. L’Etat en France est « l’ennemi commun mais aussi l’allié de tous » . Comme les médecins, les agriculteurs, les universitaires ou les motards en colère, bref comme tout ce que la France compte de corporations, les dirigeants d’entreprise imputent toujours leurs difficultés d’abord à l’Etat plutôt qu’à eux-mêmes. Tous se tournent vers la République comme vers une « Big Mother » dont on dénonce l’envahissement tout en en réclamant l’aide [8. Michel Schneider, Big Mother : Psychopathologie de la vie politique, Paris, Odile Jacob, 2005, 379 p.].

L’argument a donc pu sans peine être répété en chœur par le monde politique et les experts de tout poil : le premier responsable du chômage, c’est le code du travail ! Qu’attend donc le gouvernement pour en réduire drastiquement le volume et voir refleurir l’emploi en France ?

Simplifier ou déréglementer ?

C’est dans ce contexte que de bons esprits ont récemment déclaré avoir découvert un « remède à portée de main » à la lutte contre le chômage : une simplification drastique du droit du travail, ramené à cinquante principes, qui en seraient autant de « poutres maîtresses [9. Cf. R. Badinter et A. Lyon-Caen, « Pour une Déclaration des droits du travail », Le Monde du 6 juin 2015, et la version un peu plus longue publiée sous le titre Le Travail et la Loi, Paris, Fayard, 2015, p. 80.] ».

Les meilleurs spécialistes n’ont pas manqué de noter que des principes pourtant aujourd’hui reconnus en droit français, comme le droit de grève [10. E. Dockès, « Préservons un système qui protège les employés, Le Monde, 27 juin 2015, p. 15.] ou le salaire minimum [11. J.-J. Dupeyroux, « Faut-il simplifier le Code du travail ? », L’Observateur, 27 août 2015. ], ne figuraient pas dans cette liste. Tandis qu’en revanche s’y trouve promu un « principe » jusqu’ici inconnu : celui de la prescription triennale des salaires, dérogatoire au droit commun et défavorable aux salariés [12. J.-J. Dupeyroux, « Faut-il simplifier le Code du travail ? », art. cité.]. Ce qui laisse entrevoir sous la paille de la simplification le grain de la déréglementation.

« Séquence » politique

La publication de cet ouvrage s’est du reste inscrite dans une « séquence » politique coordonnée par le Premier ministre et destinée à répondre aux consignes européennes de « réforme structurelle » du droit du travail. Dans sa lettre de mission du 1er avril 2015, le Premier ministre demandait au président de la section sociale du Conseil d’Etat, M. Jean-Denis Combrexelle, de conduire une réflexion sur « la place des accords collectifs en droit du travail et la construction des normes sociales », en lui indiquant qu’il « aura profit à examiner les contributions des think tanks et publications à venir [13. Cf. le texte de cette lettre de mission, reproduit en annexe du rapport de J.-D. Combrexelle cité infra.] ».

Ont été publiés dans la foulée, en juin 2015 l’ouvrage de MM. Badinter et Lyon-Caen, et en septembre deux rapports de ces fameux think tanks : l’un de l’Institut Montaigne proposant de « sauver le dialogue social » et l’autre de l’institut Terra Nova indiquant comment « Réformer le droit du travail ». Clôturant cette séquence, M. Combrexelle pouvait remettre le 9 septembre 2015 son rapport, dont les conclusions allaient évidemment dans le même sens [14. J.-D. Combrexelle, La Négociation collective, le travail et l’emploi, rapport au Premier ministre, France Stratégie, septembre 2015, p. 135.]. Cette publication a ouvert une nouvelle « séquence », avec la nomination d’une commission présidée par M. Badinter chargée de définir les « principes fondamentaux du droit du travail ».

Etendre la négociation d’entreprise

Face à « l’obésité » du code, la « réforme » du droit du travail consistera à étendre considérablement le champ de la négociation d’entreprise, en réduisant celui de l’ordre public et en limitant la capacité de résistance éventuelle que les salariés tirent de leur contrat individuel. Ce qui frappe le plus dans cette résurgence du vieux projet de « contrat collectif d’entreprise » est d’abord son caractère suranné. C’est une vieille idée puisée dans les recettes du néolibéralisme, d’abord avancée par le Premier ministre Raymond Barre dans les années 1970, puis dans les années 1980 et 1990 sous le nom de « contrat collectif d’entreprise » [15. J.-D. Combrexelle, La Négociation collective, le travail et l’emploi, rapport au Premier ministre, France Stratégie, septembre 2015, p. 48.] ». Elle participe de l’agenda néolibéral des années 1970, qui a déjà été largement mis en œuvre et dont il serait avisé de dresser le bilan plutôt que de continuer à y obéir aveuglément.

Depuis trente ans en effet – contrairement aux poncifs sur l’aversion française aux réformes –, toutes les potions du néolibéralisme censées doper la croissance et l’emploi ont été administrées à notre pays : la corporate governance, le new public management, la déréglementation des marchés financiers, la réforme des normes comptables, l’institution d’une monnaie hors contrôle politique, l’effacement des frontières commerciales du marché européen… Et bien sûr la déconstruction du droit du travail, objet d’interventions législatives incessantes et source première de l’obésité (réelle) du code du travail.

Le mauvais bilan du libéralisme

Mais quel est le bilan de ces réformes ? La déréglementation des marchés financiers a conduit à leur implosion en 2008, suivie de l’explosion du chômage et de l’endettement public. La corporate governance, en indexant les intérêts des dirigeants des grandes entreprises sur le rendement financier à court terme, a précipité ces dernières dans un temps entropique incompatible avec l’action d’entreprendre, l’investissement productif et donc… l’emploi. Quant au droit du travail, le reflux de la loi au profit de la négociation collective a déjà été largement engagé.

Avec quels résultats ? M. Combrexelle a le mérite de le dire clairement : « La négociation collective n’est plus adaptée aux exigences d’une économie moderne et mondialisée, les acteurs sont fatigués et dépassés, les résultats sont décevants, bref la négociation collective ne permet pas d’obtenir des résultats conformes à l’intérêt général[16. « Comme en témoigne la lettre de mission du Premier ministre, le gouvernement fait clairement le choix de [cette] option », J.-D. Combrexelle, rapp. cité, p. 49).]. » S’il recommande de persévérer dans cette voie, c’est explicitement par devoir plutôt que par conviction.

Pourquoi le code du travail est-il obèse ?

Il est vrai que le code du travail est devenu énorme et compliqué. Cela pour au moins deux raisons. La première, évoquée dans notre rapport, est que le droit du travail régit aujourd’hui la plus grande partie de la population active ; non plus une classe ouvrière homogène mais un monde du travail hétérogène et complexe. Or, le propre d’un droit codifié est de réunir dans un même codex les règles répondant à cette complexité et cette hétérogénéité.

Dans les pays où cette législation est éparpillée en textes divers, la pratique éprouve le besoin de compilations, dont le volume n’a rien à envier à notre code. Par exemple en Allemagne le Arbeitsrechts-Handbuch : Systematische Darstellung und Nachschlagewerk für die Praxis, qui compte 3 030 pages dans son édition 2015 et pèse plus de 2 kg. Et si l’on veut comparer ce qui est vraiment comparable, on pourrait mettre en regard de notre code du travail, celui du commerce ou le code général des impôts, puisque tous s’appliquent également aux entreprises. Si l’on prend les excellentes versions annotées publiées en 2015 par les éditions Dalloz, on constate que ces codes sont aussi volumineux (environ 3 800 pages) que le code du travail.

Sans que l’on dénonce le poids écrasant qu’ils feraient peser sur les petits entrepreneurs, ni que l’on s’interroge sur l’impact du droit commercial ou du droit fiscal sur l’emploi. Or, si l’on s’avisait de publier à l’intention des entreprises de moins de onze salariés (soit plus des deux tiers des entreprises françaises, employant un salarié sur cinq), une version du code du travail restreinte aux seules dispositions qui les concernent, il s’agirait d’un ouvrage assez mince et d’un accès assez commode.

Calcul économique

La seconde raison de l’inflation des lois en droit du travail est l’asservissement de ces dernières au calcul économique. Réduite à l’état d’outil de politique économique, la loi dégénère en bavardage normatif abscons et inconstant. Déjà à l’œuvre dans la planification soviétique, cette instrumentalisation de la loi est aujourd’hui théorisée par la doctrine Law and Economics et mise en œuvre par les « politiques de l’emploi » et de « fluidification du marché du travail », qui sont aujourd’hui la principale source de l’obésité et de la complexité du code du travail.

Ainsi, le démantèlement progressif de la règle claire et simple du repos dominical [17. Code du travail, article L.3132-3. ] a conduit depuis une dizaine d’années à un empilement de dispositions législatives, dont la couche la plus récente (loi dite « Macron » du 7 août 2015) a ajouté sur ce seul sujet au code du travail quinze articles d’un volume équivalent de cinq pleines pages du Journal officiel [18. Code du travail, article L.3132-20 à 3132-27-2]. Promulguée dix jours plus tard, la loi « Rebsamen » l’a lesté de 43 pages supplémentaires, destinées selon son exposé des motifs à « simplifier les obligations d’information, de consultation et de négociation dans l’entreprise »…

L’épuisement du modèle industriel de l’emploi

Le procès ainsi instruit contre le code du travail occulte les causes profondes de la crise de l’emploi. Ces causes sont à rechercher dans l’effacement des frontières du commerce, dans la révolution informatique et dans la dictature des marchés financiers, qui se conjuguent pour saper les bases économiques et territoriales de l’Etat social et pour mettre les travailleurs du monde entier en concurrence, en vue de l’établissement de ce que Friedrich Hayek, l’un des pères de l’ultralibéralisme, a nommé la catallaxie, c’est-à-dire « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché [F.A. Hayek, Le Mirage de la justice sociale (1976), PUF, 1981, p. 131.] ».

Quand nous avons entrepris nos travaux, l’échec de toutes les politiques (de droite comme de gauche) de flexibilisation de l’emploi pour lutter contre le chômage sautait déjà aux yeux. Le développement du travail précaire sous toutes ses formes, les différents dispositifs « ciblés » sur les jeunes, vieux, chômeurs de longue durée… avaient montré leur impuissance pour assurer à toute la population un travail décent, en dépit de l’allègement des charges sociales et de la restriction des droits sociaux qu’ils autorisent.

Ces mesures ont en revanche eu pour effet de réduire le périmètre et le niveau de la protection sociale attachée à l’emploi. Elles participent aussi du mouvement plus général de mise en concurrence des travailleurs les uns contre les autres : européens contre immigrés, salariés contre fonctionnaires, titulaires d’un CDI contre précaires, jeunes contre vieux, Français ou Allemands contre Polonais ou Grecs… Cette mise en concurrence détruit les solidarités nécessaires à une action revendicative commune, engendre la division syndicale et attise les repliements corporatistes et xénophobes [20. De 2006 à 2011, le nombre de travailleurs détachés en France, avec une déclaration en bonne et due forme, a été multiplié par quatre, passant de 37 924 salariés à 144 411. Il a augmenté de 8 % au cours de la seule année 2014, atteignant 230 000 salariés. Le nombre des détachés « irréguliers » serait à peu près équivalent. L’économie pour l’utilisateur est considérable puisque le travailleur détaché n’est pas assujetti aux cotisations sociales du pays d’accueil (en France un ouvrier polonais dans le BTP revient ainsi 30 % moins cher que son « concurrent » français ou malien en situation régulière). Voir le rapport du sénateur Éric Bocquet fait au nom de la commission des affaires européennes, no 527 (2012-2013), 18 avril 2013 ; Les Échos, 12 février 2015.]. »

2 réponses sur « Le mauvais procès instruit contre le Code du travail »

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