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En Haute-Savoie, le procureur fait feu sur l'inspection du travail (Mediapart)

Article de Rachida El Azzouzi paru le 26 mai 2015

Avec plus de 2 400 salariés répartis sur cinq usines, NTN-SNR-Roulements, filiale du groupe japonais NTN, est ce qu’on appelle un gros pourvoyeur d’emplois à Annecy en Haute-Savoie. On dit même de ce champion mondial du roulement de roue automobile qu’il est le premier employeur privé du bassin. Depuis dix ans, son chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros est en constante progression. Au titre des exercices 2006 à 2012, le groupe a ainsi pu verser la bagatelle de 32,2 millions d’euros aux actionnaires. Au vu de son insolente santé économique en plein marasme, NTN-SNR devrait créer des emplois et augmenter les salaires. Eh bien non, il use et abuse de travailleurs intérimaires en lieu et place de salariés en contrat à durée indéterminée sur des postes permanents de production, généralement les moins qualifiés et les plus difficiles.

Le code du travail est pourtant très clair. Le recours à l’intérim s’impose uniquement en cas de remplacement d’un salarié absent ou d’accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise. En aucun cas, il ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise (art. L.1251-5 du code du travail). Depuis 2011, de descentes sur le terrain en procès-verbaux, l’inspection du travail de Haute-Savoie, alertée par les syndicats, n’a de cesse de dénoncer les pratiques de NTN-SNR, génératrices de précarité. Ainsi, en avril 2013, elle alertait sur une proportion d’intérimaires allant jusqu’à 40 % dans les différents ateliers de production. Rien que sur la première période de 2013, les cinq inspecteurs du travail en charge chacun d’un des cinq sites mettaient en lumière plus d’une centaine de postes tenus par des intérimaires.

À l’été 2013, l’inspecteur du travail en charge du site d’Argonay met en demeure la direction de pourvoir 28 postes par des CDI sur son périmètre de contrôle. Neuf mois plus tard, malgré le délai substantiel accordé par l’administration, l’entreprise n’a toujours rien engagé pour se mettre dans les clous. Pire : malgré ses promesses aux agents de contrôle, elle n’a ni régularisé les postes litigieux ni cessé ses pratiques, puisqu’elle embauche toujours des intérimaires sur des missions longues. Soit une volonté de s’exonérer de ses obligations et de mettre l’administration devant le fait accompli : il est impossible d’interrompre une mission en cours, sauf cas de force majeure ou faute du salarié. Face à tant de déni du droit, l’inspecteur n’a d’autre choix que d’engager alors la procédure pénale. Il dresse un nouveau procès-verbal qu’il transmet au procureur de la République d’Annecy, Éric Maillaud, en juillet 2014. De son côté, la CGT des usines NTN-SNR, qui veut se porter partie civile, se rapproche de son avocat pour connaître les suites qu’entend donner le parquet au signalement de l’inspection du travail. Quatre mois plus tard, la réponse tombe. La justice n’envisage pas de poursuites !

Bien que l’infraction soit caractérisée, le procureur estime dans un courrier (ci-dessus) qu’il n’y a pas lieu de poursuivre compte tenu des « efforts » de NTN-SNR, laquelle, en septembre 2014, n’employait plus que trois intérimaires, contre 56 un an auparavant à Argonay sur un effectif de 400 salariés. Éric Maillaud, qui a classé promptement le PV et pas même pris la peine d’entendre les syndicats de NTN-SNR, va plus loin dans ses conclusions. Sans ambages, il donne la marche à suivre à la police du travail et se fait l’avocat du patronat en plaidant l’un de ses vœux les plus chers : « S’il importe en effet de faire respecter les dispositions du Code du Travail relatives, au cas d’espèce, à la lutte contre un recours abusif à cette forme de précarité que constitue le travail temporaire, il importe tout autant de tenir compte, dans une période de crise économique majeure, des contraintes fortes auxquelles les entreprises sont soumises, notamment sur les marchés, fortement concurrentiels, de la sous-traitance automobile et de l’aviation, sur lesquels intervient la société SNR. »

Autrement dit, pour la justice, « la période de crise économique majeure » que nous vivons, propice à tous les abus, et qui ne touche nullement NTN-CNR au chiffre d’affaires exponentiel, autorise à s’asseoir sur le code du travail, à enterrer les signalements des fonctionnaires de l’administration du travail et à absoudre les employeurs délinquants en col blanc ! Dans les ateliers, où la pression est maximale, les troubles musculo-squelettiques en progression et les salaires augmentés d’à peine 0,7 % pour des ouvriers qui atteignent péniblement 1 500 euros par mois, primes comprises, le courrier du procureur a fait l’effet d’une douche froide.

D’autant que la crise a bon dos et le procureur, la mémoire courte. Lorsqu’il évoque « les marchés, fortement concurrentiels, de la sous-traitance automobile et de l’aviation, sur lesquels intervient la société SNR », il oublie de rappeler que NTN-SNR a été condamné par la Commission européenne de la concurrence en mars 2014, à 201 millions d’euros d’amende justement pour « entente illicite » avec quatre autres « géants » du cartel du roulement à billes. Des pratiques anticoncurrentielles qui ne sont pas nouvelles. Déjà, en 2002, la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) avait infligé à SNR une amende de 6,6 millions d’euros pour le même motif.

Quant au recours abusif de l’inspecteur du travail qui a entraîné un signalement auprès du parquet, il porte sur le site dédié à l’aéronautique, « un secteur florissant qui ne connaît aucune fluctuation saisonnière et où les carnets de commande sont pleins pour les dix ans qui viennent », rappelle Jean-Paul Macé, le secrétaire CGT de NTN-SNR. Si le syndicaliste se félicite que la bataille menée contre l’abus d’intérim ait en partie payé puisque, aujourd’hui, le taux d’intérimaires est tombé à 6,5 % sur les cinq sites contre le double il y a un an, « du jamais vu depuis quinze ans », il condamne, « écœuré », « une justice à plusieurs vitesses » : « La lettre du procureur est un vrai permis d’abuser. NTN-SNR peut récidiver demain. Si moi, je me fais attraper au volant en flagrant délit de vitesse et d’ivresse, même si j’entame une cure de sevrage d’alcool le lendemain et que je vends ma voiture, je n’aurais pas droit à un classement sans suites de mon infraction ! »

« Dans notre belle région, c’est tout pour les patrons, rien pour les travailleurs »

« Scandalisée » par ce retour à un capitalisme sauvage, la CGT de l’usine et l’union locale de Haute-Savoie se sont fendues récemment d’un courrier à la ministre de la justice Christiane Taubira, à ce jour resté sans réponse. Ils demandent si « Monsieur le Procureur dépend du ministère de la Justice ou du ministère de l’Économie et des Finances ? Est-il en charge de faire respecter la loi ou d’anticiper la disparition du code du travail ? ». « Sous prétexte de « modernité », de « relance de l’économie et de compétitivité », nous revenons dans un lointain passé où le mot d’ordre gouvernemental était « enrichissez-vous » et les droits ouvriers totalement inconnus », écrit encore la CGT. Elle remarque au passage que le procureur a classé le PV sans suites le 13 décembre dernier, la veille de l’annonce par le ministre de l’économie Emmanuel Macron d’une « task force automobile » dont les deux seuls « industriels » sont liés à… NTN-SNR : Didier Sepulchre de Condé, ex-directeur général Europe et toujours haut dirigeant du groupe, ainsi que Gérard Leclercq, ex-directeur des opérations du groupe Renault et, à ce titre, l’acteur principal de la vente de SNR au groupe japonais NTN en 2007.

Cette affaire vient en tous les cas démontrer l’effondrement de l’autorité de l’Inspection du travail par l’absence de politique pénale dissuasive et à force de démantèlement par les gouvernements successifs. Elle illustre aussi une nouvelle fois la collusion entre le pouvoir économique et l’État, prêt à fermer les yeux sur des abus qui accentuent la misère sociale. Faut-il rappeler que les intérimaires sont doublement lésés par rapport aux salariés en CDI ? Outre la précarité de leur situation (embauche en CDI incertaine au terme de la mission, contrats successifs, moindre formation, méconnaissance de leur environnement de travail, plus forte accidentologie…), ils n’ont pas la même rémunération, ne bénéficiant pas de la prime d’ancienneté assez avantageuse dans le secteur de la métallurgie.

En Haute-Savoie, c’est semble-t-il courant que le pouvoir économique bénéficie des faveurs du pouvoir administratif, judiciaire ou politique. Impossible de ne pas faire le lien avec une autre affaire instruite par le même parquet et dont Mediapart s’est largement fait l’écho, ici, là ou encore là : l’affaire Tefal, du nom du deuxième employeur privé du bassin d’Annecy. Laura Pfeiffer, l’inspectrice du travail qui avait dénoncé fin 2013 les sales méthodes de la société Tefal pour l’entraver dans ses missions de contrôle, et le salarié de l’entreprise qui lui avait transmis les documents internes prouvant ces pressions, sont convoqués le 5 juin prochain devant le tribunal correctionnel d’Annecy [elle pour recel de documents volés et violation du secret professionnel, lui pour vol, divulgation de documents confidentiels – ndlr]. « C’est le monde à l’envers », s’étrangle Jean-Paul Macé de la CGT SNR. Pour l’anecdote, Laura Pfeiffer compte parmi les cinq inspecteurs chargés de contrôler les sites NTN-SNR en Haute-Savoie.

« Dans notre belle région, c’est tout pour les patrons, rien pour les travailleurs », ironise un autre syndicaliste. Il ne peut s’empêcher de relever une autre coïncidence. L’inspecteur du travail à l’origine du PV transmis au parquet n’est désormais plus en charge d’aucun site NTN-SNR, ni d’ailleurs d’un autre gros employeur du bassin, où son intervention avait été décisive pour faire requalifier en CDI des travailleurs temporaires : l’usine Dassault d’Argonay. La réforme Sapin, en vigueur depuis décembre dernier, qui met au pas les agents de l’inspection du travail et supprime des effectifs, est passée par là… « Par leur concordance dans le temps, ces deux affaires donnent une atmosphère générale très inquiétante de notre état de droit, confie sous couvert d’anonymat un agent de contrôle. Le parquet d’Annecy classe avec rapidité des PV de grandes entreprises délinquantes avec le soutien de notre hiérarchie pour s’acharner à poursuivre les auteurs de ces PV, les inspecteurs du travail, devenus les coupables. »

Sollicité par Mediapart tant pour le dossier Tefal que pour celui de NTN-SNR, le procureur d’Annecy Éric Maillaud n’a donné suite à aucune de nos demandes d’entretien. Il a en revanche répondu à L’Humanité concernant l’affaire Tefal, et il n’est absolument pas choqué de traîner sur le banc des prévenus l’inspectrice du travail plutôt que la société d’électroménager. « Qu’une grande entreprise vienne dire au directeur du travail qu’une inspectrice du travail lui casse les pieds, je ne suis pas juridiquement d’accord mais en même temps, c’est la vie réelle, on vit dans un monde d’influence et de communication, ce n’est pas le monde des Bisounours », déclare-t-il ainsi dans L’Humanité du 21 mai. Le magistrat confie aussi « avoir beaucoup hésité à poursuivre une inspectrice du travail », mais le fait qu’« elle arrose tous les syndicats de documents obtenus de manière frauduleuse » l’aurait convaincu. Sa conclusion est encore plus sidérante : « On n’en est qu’au stade des poursuites, mais ce peut être un rappel à l’ordre pour un corps qui se doit d’être éthiquement au-dessus de la moyenne, une occasion de faire le ménage. »

Estomaqués, les syndicats du ministère du travail n’ont pas tardé à réagir. Réunis en intersyndicale, CGT, CNT, FO, FSU, UNSA, SUD ont écrit à la garde des Sceaux, Christiane Taubira, l’appelant à condamner les déclarations publiques à la presse du procureur d’Annecy. Pétition de soutien, lettres aux ministres du travail et de la justice… Tous les moyens de pression sont bons pour soutenir leur collègue, très éprouvée par le harcèlement subi par Tefal, son supérieur hiérarchique et maintenant la justice, symbole à son corps défendant d’une inspection du travail violemment attaquée. Les syndicats invitent notamment à inonder les boîtes mails du ministre François Rebsamen, son cabinet, celle du directeur général du travail, du DRH et du secrétaire général des ministères chargés des affaires sociales, du seul et même mail : « Je demande le soutien public, ferme et entier de M. Rebsamen à notre collègue Laura Pfeiffer ; la condamnation publique des agissements de l’entreprise Tefal à l’encontre de notre collègue ; de se prononcer pour l’abandon des poursuites pour recel et violation du secret professionnel ; le rappel public du principe d’indépendance des agents de contrôle par M. Rebsamen ; la protection fonctionnelle immédiate pour Laura Pfeiffer, la reconnaissance de ses arrêts de travail comme accidents de service. »

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