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L'anarchosyndicalisme, l'autre socialisme

L’anarchosyndicalisme,

l’autre socialisme

 

Jacky Toublet

Préface à

La Confédération générale du travail

d’Emile Pouget

Editions CNT Région parisienne

1997

 

Proscrits du Parti, parce que non moins révolutionnaires que Vaillant ou

Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété

individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas, des révoltés de

toutes les heures, des hommes sans dieu, sans maître et sans patrie, les

ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou

collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures — y compris celle du

prolétariat — et les amants passionnés de la culture de soi-même…

Purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos

personnes sur tous les champs de bataille et, après avoir rossé la police et

bafoué l’armée, reprenant, impassibles, la besogne syndicale obscure mais

féconde […] consentons à poursuivre plus activement, plus méthodiquement

et plus obstinément que jamais l’oeuvre d’éducation morale, administrative et

technique pour rendre viable une société d’hommes libres.

Fernand Pelloutier

Lettre aux anarchistes

 

 

La Confédération nationale du travail est bien inspirée, en cette année de centième anniversaire de la C.G.T., de rééditer deux brochures rédigées par Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la Confédération générale du travail de 1901 à 1907 et un des plus ardents militants du syndicalisme révolutionnaire : la Confédération générale du travail et le Parti du travail. De tels textes étaient, à cette époque de grande agitation sociale, publiés en brochures, par les soins de la C.G.T. ou d’éditeurs amis, afin de faire connaître au plus grand nombre les idées de transformation sociale dont la Confédération était porteuse en ces premières années du siècle.

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La Confédération Générale du Travail

Texte d’Émile Pouget.

L’organisation

Depuis qu’au congrès corporatif de Limoges de 1895 la classe ouvrière s’est donné une organisation autonome, indépendante de tous les partis démocratiques, elle a eu la tendance continue à toujours se libérer davantage de toutes les tutelles, soit de l’État, soit des municipalités.

C’est que la classe ouvrière ne rêve pas de s’adapter au monde capitaliste, de s’encastrer dans le système de production actuelle, pour s’y développer au mieux de ses intérêts. Elle a des visées plus hautes — des visées de transformation sociale — et ce sont ces aspirations révolutionnaires qui l’ont amenée à se constituer en parti de classe et en opposition à tous les autres partis et en opposition à toutes les autres classes.

Ainsi, outre que par sa forme d’organisation la classe ouvrière entend s’être forgé un moyen de lutter, au jour le jour, contre les forces d’exploitation et d’oppression, elle entend, aussi, réaliser et fortifier des groupements aptes à accomplir l’expropriation capitaliste et capables de procéder à une réorganisation sociale sur le plan communiste.

L’organisme confédéral est essentiellement fédéraliste. A la base, il y a le syndicat — qui est un agglomérat de travailleurs ; au deuxième degré, il y a la fédération de syndicats et l’union de syndicats — qui sont des agglomérats de syndicats ; puis, au troisième et dernier degré, il y a la Confédération générale du Travail — qui est un agglomérat de fédérations et d’unions de syndicats.

A chaque degré, l’autonomie de l’organisme est complète : les fédérations et unions de syndicats sont autonomes dans la Confédération ; les syndicats sont autonomes dans les fédérations et unions de syndicats ; les syndiqués sont autonomes dans les syndicats.

Cette coordination des forces ouvrières s’est faite, naturellement, logiquement, comme toutes les manifestations de la vie, et non arbitrairement, suivant un programme élaboré à l’avance. Elle s’est faite du simple au composé, en partant de la base : les syndicats se sont d’abord constitués ; puis, quand la nécessité de groupements plus complexes est apparue, sont venues les fédérations et unions de syndicats; ensuite, à son heure, s’est réalisée la Confédération.

I. — Les syndicats

Les syndicats, cellule de l’organisation corporative, sont constitués par le groupement des ouvriers d’un même métier, d’une même industrie ou accomplissant des besognes similaires. La volonté initiale des constituants du syndicat est de réaliser une force capable de résister aux exigences patronales. Donc, le groupement se fait, spontanément, sur le terrain économique, sans qu’il soit besoin qu’intervienne aucune idée préconçue, ce sont des intérêts qui sont en jeu ; et tous les ouvriers qui ont des intérêts identiques à ceux débattus dans ce groupement peuvent s’y affilier, sans qu’ils aient à faire connaître quelles sont leurs conceptions en matière philosophique, politique ou religieuse.

Une caractéristique du syndicat, sur laquelle il est nécessaire d’insister, est qu’il ne limite pas son action à revendiquer uniquement pour ses membres ; il n’est pas un groupement particulariste, mais profondément social, et c’est pour l’ensemble de la corporation qu’il combat. Par là même ne préside à sa coordination aucune pensée d’étroit égoïsme, mais un sentiment de profonde solidarité sociale ; il manifeste, dès l’origine, les tendances communistes qu’il porte en soi et qui iront en s’accentuant, au fur et à mesure de son développement.

On sait que les syndicats ne sont pas de création récente, quoique la loi qui règle leur existence ne remonte qu’à 1884. Longtemps avant, malgré l’interdiction légale il s’en était constitué. Et c’est parce que, en fait, les syndicats avaient conquis leur place au soleil que l’État s’est avisé de leur reconnaître une existence légale ; il a sanctionné ce qu’il ne pouvait empêcher. Il l’a fait, d’ailleurs, avec l’arrière-pensée de canaliser et d’énerver cette force ouvrière.

Ces préoccupations gouvernementales n’échappèrent pas à la clairvoyance des travailleurs. Aussi, dès l’abord, ils accueillirent avec répugnance et suspicion la loi nouvelle, se refusant à remplir les formalités exigées. Depuis lors, cependant, la plupart des syndicats qui se fondent ne se constituent plus en marge de la loi. Certes, il y a dans ce fait un peu d’accoutumance ; cependant, cela ne signifie pas que les organisations corporatives disciplinées se soumettent à l’esprit de la loi. Le contraire est plus exact : les syndicats ne tiennent pas compte des prescriptions législatives ; ils se développent sans se préoccuper d’elles et, s’ils remplissent les formalités exigées, c’est parce qu’ils n’y attachent aucune importance, se sachant assez forts pour passer outre.

La loi de 1884, après avoir aboli la législation interdisant tout groupement corporatif édicte pour les syndicats la nécessité de déposer leurs statuts à la mairie et les noms de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de l’administration; il est stipulé que ces derniers doivent être français.

Les réunions syndicales sont libres ; elles se tiennent sans avis préalable aux autorités, sans qu’aucune entrave puisse être mise à leur tenue.

De prime abord, l’objection faite à cette loi fut l’obligation de faire connaître le nom des militants du syndicat. On craignait avec raison que la police, avisée ainsi naturellement, n’intervînt chez les patrons des administrateurs et leur occasionnât des ennuis. Ce n’était pas une crainte exagérée ; la chose s’est produite un nombre incalculable de fois. Seulement, à la pratique de la lutte, les militants se sont rendu compte que cet inconvénient résultait autant de l’action syndicale elle-même que de la déclaration légale.

L’administration syndicale est très simple; l’assemblée générale du syndicat nomme un conseil syndical de quelques membres, environ une dizaine, et un secrétaire et un trésorier ont charge de la besogne, toute d’administration. Les fonctions du conseil syndical, de même que celles du secrétaire et du trésorier, sont très définies, limitées à l’exécution des décisions de l’assemblée. Pour toute question d’ordre général et non prévue, c’est à elle qu’il en est référé. Les décisions de l’assemblée générale sont souveraines et valables quel que soit le nombre des membres présents. En cela se manifeste la divergence de principe qui met aux deux pôles le démocratisme et le syndicalisme. Le premier est la manifestation des majorités inconscientes, qui, par le jeu du suffrage universel, font bloc pour étouffer les minorités conscientes, en vertu du dogme de la souveraineté populaire. À cette souveraineté, le syndicalisme oppose les droits des individus et il tient seulement compte des volontés exprimées par eux. Si les volontés manifestées sont peu nombreuses, c’est regrettable, mais ce n’est pas une raison pour les annihiler sous le poids mort des inconsciences ; il considère donc que les indifférents, par le seul fait qu’ils ont négligé de formuler leur volonté, n’ont qu’à acquiescer aux décisions prises. Et cela est d’autant plus normal qu’ils se sont enlevé tout droit de critique, par leur apathie et leur résignation.

La besogne du syndicat qui prime toutes les autres et qui lui donne son véritable caractère d’organisme de combat social est une besogne de lutte de classe ; elle est de résistance et d’éducation. Le syndicat veille aux intérêts professionnels, non pas spécialement de ses membres, mais de l’ensemble de la corporation ; par son action, il tient en respect le patron, réfrène ses insatiables désirs d’exploitation, revendique un mieux-être toujours plus considérable, se préoccupe des conditions d’hygiène dans la production, etc. Outre cette besogne quotidienne, il a souci de ne pas négliger l’œuvre éducatrice qui consiste à préparer la mentalité des travailleurs à une transformation sociale éliminant le patronat.

Les besognes au jour le jour auxquelles le syndicat fait face sont de deux ordres: appui mutuel et résistance ; ainsi il s’occupe du placement des sans-travail et facilite à ceux-ci la recherche d’emploi ; il y a même des syndicats qui s’adonnent à des œuvres de mutualité, telles que secours de maladie, de chômage, etc.

C’est dans cette voie, qui n’est pas spécifique de la lutte de classe et qui, au contraire, si d’autre horizon n’apparaissait pas, constituerait une adaptation du syndicat au milieu capitaliste, que les pouvoirs publics voudraient voir s’aiguiller les organisations corporatives. Ils les souhaiteraient mettant au premier plan ces œuvres, plus mutualistes que revendicatrices. Mais les syndicats français ont dépassé ce stade ; ils ont fait de la mutualité autrefois, principalement pour masquer l’œuvre illégale de résistance au patronat ; ils ont même caressé le rêve de s’émanciper par la coopération ; seulement, l’expérience aidant, ils se sont dégagés et, aujourd’hui, c’est l’œuvre de résistance à l’exploitation capitaliste qui domine toutes leurs préoccupations.

Cette attitude différencie les syndicats français de ceux des autres pays (Angleterre, Allemagne, etc.), où la mutualité tient une large place dans les préoccupations. En France, on ne dédaigne pas la mutualité, forme primaire de la solidarité, mais on en fait en dehors du syndicat, afin de ne pas surcharger l’organisme de lutte et risquer d’atténuer ainsi sa force combative.

Le tableau suivant, qui indique les institutions créées par les syndicats, fait constater le rôle effacé attribué à la mutualité dans les syndicats. Sur plus de 5500 syndicats au 1er janvier 1908, date de la dernière statistique, qui englobe les syndicats ouvriers «rouges» aussi bien que les «jaunes», et qui a été dressée par le ministère du Travail, il y avait en leur sein:

 

Bureaux ou offices de placement……………………………………………………….. 1290
Bibliothèques professionnelles…………………………………………………………… 1412
Caisses de secours mutuels………………………………………………………………… 1037
Caisses de chômage……………………………………………………………………………… 743
Secours de route (viaticum)……………………………………………………………….. 972
Cours et écoles professionnelles……………………………………………………….. 484
Caisses de retraite…………………………………………………………………………….. 95
Caisses de crédit mutuel…………………………………………………………………….. 75
Coopératives de consommation, économats…………………………………………. 126
Coopératives de production………………………………………………………………… 64

 

On le voit, à part les bureaux de placement qui, après les bibliothèques, tiennent le premier rang, les œuvres de mutualité n’arrivent pas à dépasser le cinquième de l’effectif des organisations syndicales. Les caisses de chômage et celles de secours de route, qui sont une sorte de solidarité de classe, viennent à peu près sur le même rang — englobant environ le sixième de l’effectif syndical.

Le gouvernement s’est préoccupé de pousser au développement des caisses de chômage, en accordant une prime— sous forme de subvention globale de cent mille francs à répartir annuellement entre elles —, mais l’appât de cette subvention n’a pas eu l’effet qu’il espérait. Les organisations corporatives n’ont pas été aguichées ; elles ont prêté à l’État l’arrière-pensée de vouloir les leurrer, avec l’espoir de pallier le chômage grâce à ces caisses. Aussi, infime est le nombre des organisations qui, sur cette incitation, ont constitué des caisses de chômage; la majeure partie des caisses est antérieure à cette subvention.

Dans la plupart des cas, avons-nous dit, les caisses de mutualité et de chômage ne sont pas soudées au syndicat ; elles en sont des filiales autonomes, ayant une existence propre, et l’adhésion à ces caisses n’est pas, pour le syndiqué, obligatoire. Il n’en est guère autrement que dans les syndicats de constitution déjà ancienne. L’autonomie relative de ces diverses œuvres a l’avantage de ne pas surcharger le syndicat de préoccupations autres que la résistance et de ne pas atténuer son caractère de lutte de classe.

C’est cela qui est, en France, l’objectif dominant de l’organisation syndicale: la lutte de classe. Et c’est justement parce qu’ils ont ce caractère nettement combatif que les syndicats n’ont pas encore englobé dans leur sein les foules ouvrières dont s’enorgueillissent les organisations d’autres pays. Seulement, ce qu’il faut souligner, c’est que ces foules vont à ces syndicats attirées surtout par le mirage de la mutualité, tandis qu’en France ces préoccupations sont très secondaires et les travailleurs se syndiquent parce qu’ils sentent — plus ou moins vaguement ou nettement —la nécessité de la résistance au patronat.

Ce caractère des syndicats français, les statuts types édités par la Confédération générale du Travail le formulent en la suivante déclaration préalable :

«Considérant que par sa seule puissance le travailleur ne peut espérer réduire l’exploitation dont il est victime; ,
Que, d’autre part, ce serait s’illusionner que d’attendre notre émancipation des gouvernants, car — à les supposer animés des meilleures intentions à notre égard — ils ne peuvent rien de définitif, attendu que l’amélioration de notre sort est en raison directe de la décroissance de la puissance gouvernementale ;
Considérant que, de par les effets de l’industrie moderne et de l’appui «logique» que procure le pouvoir aux détenteurs de la propriété et des instruments de production, il y a antagonisme permanent entre le Capital et le Travail ;
Que, de ce fait, deux classes bien distinctes et irréconciliables sont en présence : d’un côté, ceux qui détiennent le Capital, de l’autre les Producteurs qui sont les créateurs de toutes les richesses, puisque le Capital ne se constitue que par un prélèvement effectué au détriment du Travail ;
Pour ces raisons, les prolétaires doivent donc se faire un devoir de mettre en application l’axiome de l’Internationale: «L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS NE PEUT ÊTRE QUE L’ŒUVRE DES TRAVAILLEURS EUX-MEMES» ;
Considérant que, pour atteindre ce but, de toutes les formes de groupement le syndicat est la meilleure, attendu qu’il est un groupement d’intérêts coalisant les exploités devant l’ennemi commun: le capitaliste; que par cela même il rallie dans son sein tous les producteurs de quelque opinion ou conception philosophique, politique ou religieuse  qu’ils se réclament ;
Considérant également que si le syndicat se cantonnait dans un isolement regrettable, il commettrait fatalement (toutes proportions gardées) la même erreur que le travailleur isolé et qu’il manquerait ainsi à la pratique de la  solidarité; il y a donc nécessité que tous les producteurs s’unissent d’abord dans le syndicat et, ce premier acte réalisé, complètent l’œuvre syndicale en faisant adhérer leur syndicat à leur Fédération locale ou Bourse du travail, et par le canal de leur union nationale à la Confédération  générale du Travail ;
À cette condition seulement, les travailleurs pourront lutter efficacement contre les oppresseurs jusqu’à la complète disparition du salariat et du patronat.»

Cette déclaration, qui précise l’orientation syndicale, est, en termes plus ou moins explicites, celle dont se réclament la grande majorité des syndicats. En effet, sur les 5 500 syndicats, les plus actifs, les plus vivants —  ceux qu’on qualifie de «syndicats rouges»— sont adhérents à la Confédération du Travail. Celle-ci groupe, en fait, dans sa section des fédérations, 2 600 syndicats et, si l’on tient compte qu’à sa section des Bourses du travail sont groupés nombre de syndicats qui ne sont pas affiliés à une Fédération corporative, on constate que plus des deux tiers des syndicats sont confédérés. Outre les syndicats adhérant seulement à leur Fédération corporative et à leur Bourse du travail, le nombre de ceux adhérant seulement à leur Bourse s’élève à la section des Bourses du travail à environ 900. Ces syndicats, ajoutés aux 2 600 affilés aux Fédérations corporatives, donnent un total de 3 500 syndicats confédérés.

D’autre part, il faut se souvenir que les statistiques gouvernementales n’ont qu’une valeur relative. Sur les 5 500 syndicats qu’elles annoncent, il en est de fictifs et d’inexistants —, sans compter les syndicats jaunes. Or, quoique la plupart de ces derniers n’aient qu’une vitalité problématique, constitués qu’ils sont sous l’influence patronale, ils n’en font pas moins nombre. Ainsi, dans le seul département du Nord (qui d’ailleurs à ce point de vue offre une situation tout à fait exceptionnelle), les patrons, aidés des congrégations religieuses, ont créé une centaine de syndicats jaunes; la plupart de ces prétendus syndicats comprennent une trentaine d’ouvriers d’une même usine, sous les ordres d’un contremaître. De tels agglomérats n’ont de syndicats que l’étiquette — cependant ils ont leur état civil à l’Annuaire des syndicats que publie l’État.

Par conséquent, en faisant le départ des syndicats fictifs, problématiques et jaunes, on constate que la majeure partie des syndicats relève de la Confédération générale du Travail.

II. — Les Fédérations et les Unions de syndicats

L’affiliation des syndicats à la Confédération s’effectue par la voie d’une double série d’organismes fédératifs qui groupent, d’un côté, les syndicats de professions diverses agglomérées dans une même ville ou région et, de l’autre, les syndicats d’une même profession répandus sur la surface du territoire.

Les premiers de ces groupements sont les Bourses du travail ou Unions de syndicats; les seconds sont les Fédérations nationales corporatives.

L’Union des syndicats d’une même ville est une telle nécessité que ce mode de groupement s’est développé rapidement, plus rapidement même que les Fédérations corporatives. Les syndicats ont vite compris que si, dans leur centre, ils restaient isolés les uns des autres, ils se trouveraient à peu près dans la même situation qu’un travailleur se tenant à l’écart du syndicat : ils n’eussent pu compter que sur leurs propres forces et leurs sentiments de révolte n’eussent pas été fécondés par leur esprit de solidarité.

Donc, le groupement des syndicats d’une même ville s’est fait plus spontanément que le groupement fédéral corporatif, rayonnant sur toute la France. Il a d’ailleurs été facilité par l’appui des municipalités, qui, avec une arrière-pensée politique, ont donné locaux et subventions à ces agglomérats de syndicats. Ces institutions nouvelles ont pris le titre de Bourses du travail. Les municipalités avaient espéré que ces organisations limiteraient leur action au terre à terre corporativiste et avaient escompté par leurs largesses s’attirer la reconnaissance des syndicats, s’en faire une clientèle électorale.

Or, la Bourse du travail est, en devenir, l’organisme qui, dans une société transformée, où il n’y aura plus possibilité d’exploitation humaine, se substituera à la municipalité. Par conséquent, il est inévitable que des conflits éclatent entre ces deux forces en présence, l’une représentant le passé, l’autre l’avenir.

Les syndicats ne se sont pas crus liés par les subventions reçues; ils ont suivi leur voie, sans se préoccuper si leur action causait ou non un préjudice électoral au personnel politique de l’hôtel de ville.

Alors, par rancune et par dépit, nombre de municipalités sont parties en guerre contre les Bourses du travail, leur refusant les subventions ou ne les accordant qu’à des conditions inacceptables. Et il est à noter que ces persécutions ne sont pas particulières à des municipalités d’opinion réactionnaire ou simplement républicaine, mais que des municipalités socialistes ont été des plus acharnées contre les Bourses du travail. Pour n’en citer que deux : celles des deux grandes villes, Paris et Lyon.

Ces conflits sont une manifestation de la divergence qu’il y a entre le démocratisme et le syndicalisme. Quelles que soient les opinions arborées par les municipalités — même socialistes—, ces opinions évoluent dans le cadre de la société capitaliste et, par conséquent, aboutissent à le perpétuer ; au contraire, à la Bourse du travail, parce que les opinions sont une préoccupation insignifiante, tout concourt à développer l’embryon de la société nouvelle qui se substituera au capitalisme. C’est cet antagonisme que marquent les conflits entre les municipalités et les Bourses du travail ; il y a discordance complète de points de vue et d’intérêts entre ces deux organismes —discordance qui ne tient pas aux opinions, encore une fois, puisque des municipalités de toutes opinions ont persécuté des Bourses du travail.

C’est par besoin, faute de ressources suffisantes, que les organisations ouvrières acceptaient ou demandaient les subventions municipales; mais, à l’épreuve, elles ont compris à quels dangers les expose cette tutelle et elles ont manœuvré pour s’en libérer. Il s’est constitué d’abord des Unions de syndicats, vivant à côté de la Bourse du travail, quelquefois même dans le local municipal. Il y a alors une juxtaposition d’organismes qui prête à un peu de confusion : la Bourse du travail et l’Union des syndicats s’entrelacent, administrées quelquefois par les mêmes hommes. Mais l’Union des syndicats est alors un organisme moralement autonome, pouvant faire sa propagande sans se préoccuper si cela plaît ou non à la municipalité, et la Bourse du travail n’est plus qu’un local ou tout au plus un organisme inférieur. Quand cette situation se présente, la Confédération du Travail s’affilie l’Union des syndicats et non la Bourse du travail.

Cette semi-indépendance est encore trop précaire ; aussi, de plus en plus, les Unions locales tendent à se libérer de tout subventionnisme, en s’installant dans des locaux à elles. Cette pleine autonomie, qui est en passe de se réaliser — trop lentement au gré des plus actifs militants —, tout en nécessitant, de la part des syndicats, de lourds sacrifices et de grands efforts, donnera au mouvement syndical un essor prodigieux et accroîtra la confiance que les travailleurs mettent en lui.

Les Bourses du travail ou Unions locales sont aujourd’hui au nombre de 157, affiliées à la Confédération du Travail ; elles groupent 2 600 syndicats, sur lesquels environ 1700 sont reliés à une Fédération nationale corporative. Il y a donc à peu près 900 syndicats qui, au point de vue de l’affiliation à la Confédération, sont «boiteux» attendu qu’ils ne relèvent que de l’une des deux sections confédérales, celle des Bourses du travail.

L’administration de ces organismes locaux procède toujours du principe fédératif : les syndicats nomment un ou plusieurs délégués, sans durée de mandat déterminée, par conséquent toujours révocables, pour constituer un conseil d’administration qui doit assurer le fonctionnement de tous les services de la Bourse du travail. Ces services sont de deux ordres : de solidarité et de propagande.

Outre le service de placement gratuit, les Bourses du travail assurent, au mieux de leurs ressources, l’aide aux  ouvriers sans travail et de passage ; elles assurent le fonctionnement de cours professionnels, donnent des renseignements judiciaires, etc. Au point de vue propagande, leur besogne n’est pas moins importante : sous leur influence, le contingent syndical s’accroît en nombre et en conscience, soit qu’elles prennent l’initiative de la constitution de nouveaux syndicats, soit qu’elles aident au développement de ceux existants. Exemple: c’est à l’activité des Bourses du travail du Midi que sont dues la pénétration du syndicalisme chez les travailleurs agricoles et la création de nombreux syndicats de paysans vignerons dans le centre de la France, c’est la Bourse du travail de Bourges qui a organisé les bûcherons ; dans l’Ouest, c’est la Bourse du travail de Brest qui a secoué la vieille Bretagne, jusque-là restée à l’écart de tout mouvement ouvrier.

D’autre part, quand une grève éclate, les Bourses du travail sont le foyer où se concentrent les travailleurs en révolte et, si une action d’ensemble s’organise, matérialisant la solidarité de toute la classe ouvrière du pays — propagande générale ou mouvement de masse —, c’est d’elles que rayonne l’influence vivifiante. Qui plus est, au point de vue antimilitariste, leur action est considérable: elles sont accueillantes aux soldats, les réconfortent et contrebalancent en eux les influences pernicieuses de la caserne.

Les Bourses du travail ou Unions sont unies entre elles par un lien fédératif: elles sont affiliées à un organisme qui était, il y a quelques années, la Fédération des Bourses du travail et qui est devenue, depuis la réalisation de l’unité ouvrièreau congrès de Montpellier de 1902, la Section confédérale des Bourses du travail.

Nous venons de voir que les Bourses ou Unions étaient, au moment du Congrès de Marseille, de 157. Depuis, leur nombre s’est accru et il s’accroîtra encore. Il est évident, en effet, que le nombre de ces groupements est indéfini, a puisqu’il peut s’en constituer dans chaque centre où existent au moins trois syndicats. Cette multiplicité n’est pas un mal, au contraire ! Cependant, elle risquerait, à un moment donné, de vicier le fonctionnement de la Confédération.

Cette difficulté a été prévue et elle est désormais évitée grâce à un organisme intermédiaire: l’Union régionale de syndicats.

L’Union régionale se crée tantôt dans les limites du département, tantôt dans les limites d’un bassin de production déterminé. Elle ne se substitue pas aux Bourses du travail ou Unions locales dans le rayon de leur action, mais celles-ci, au lieu d’adhérer directement à la Confédération, n’y adhèrent que par le canal de l’Union régionale à laquelle elles sont affilées.

Ainsi, l’Union départementale de Seine-et-Marne est composée des Unions locales de Melun, Meaux, Nemours, etc. ; celle des Alpes-Maritimes des Unions locales de Nice, Menton, etc.

L’Union régionale est donc un échelon ajouté à l’organisme confédéral, qui a pour but de mieux souder les organisations syndicales d’une région et qui, en outre, évitera l’engorgement de la section confédérale des Bourses du travail.

De cette façon, l’équilibre n’est pas rompu entre cette section et l’autre section confédérale, qui est celle des Fédérations nationales corporatives.

Les Fédérations corporatives sont constituées par des syndicats de même industrie ou de professions similaires. Pendant longtemps, il s’est élevé, au sein de la Confédération, des discussions au sujet du groupement fédéral par métier ou par industrie. Depuis le Congrès d’Amiens (octobre 1906), sans que soient éliminées les Fédérations de métier existantes, ne sont plus admises, à la Confédération, que les Fédérations d’industrie.

Les Fédérations corporatives rayonnent sur tout le pays, et, quoique leur action s’exerce dans un autre plan que celle des Bourses du travail, elle est d’une importance aussi capitale. On peut dire que ces deux organismes se complètent et que, par leur soudure dans la Confédération, ils portent au plus haut degré de cohérence et d’efficacité le groupement ouvrier.

Si l’agglomérat syndical se bornait aux organismes locaux que sont les Bourses du travail, l’horizon ouvrier se trouverait trop limité à la région et c’est aux frontières de leur corporation que seraient bornées, existant seules, les Fédérations corporatives. Ces deux formes de groupement se complètent donc et portent au maximum d’acuité la solidarité prolétarienne.

Les Fédérations corporatives, en servant de trait d’union aux syndicats épars sur la surface du territoire, leur donnent une nécessaire unité de vues et préparent l’unité d’action pour la lutte. Elles font éclater les différences de conditions de travail et entravent l’abaissement des salaires que vise à réaliser l’exploitation capitaliste, en s’installant dans les régions nouvelles où elle espère trouver des salariés ignorants et à bon marché. Dans les batailles sociales que sont les grèves, leur intervention est efficace, car, outre qu’elles peuvent faire le vide dans la localité en conflit, elles peuvent appuyer les travailleurs en lutte, en condensant en leur faveur l’effort solidaire de toute la corporation. Il est bien évident que, livré à lui-même, n’ayant à faire fond que sur ses maigres ressources, un syndicat isolé aurait une puissance de résistance très limitée. Le groupement fédéraliste accroît cette puissance, la multiplie.

Les Fédérations corporatives ne sont pas, au point de vue organique, d’un type uniforme. La dominante est, toujours, le fédéralisme avec, à la base, l’autonomie pour le syndicat. Cependant, il est quelques fédérations, parmi les plus anciennes, où subsiste encore un centralisme qui aurait tendance à étouffer l’autonomie du syndicat; mais ce sont là les vestiges d’un passé qui s’abolit sous la poussée de la conscience révolutionnaire.

La Fédération, à base essentiellement fédérale, est administrée par un Comité fédéral formé d’un délégué de chaque syndicat affilié. Ce délégué, toujours révocable par le syndicat dont il relève, reste donc, par correspondance, en contact permanent avec l’organisation qui le mandate ; de la sorte est apporté, au Comité fédéral, avec le plus de fidélité, l’esprit des divers syndicats. Les Fédérations de l’Alimentation, des Cuirs et Peaux, des Métaux, etc., sont  ainsi constituées.

Le type de la Fédération centraliste est donné par la Fédération du Livre; elle est administrée par un Comité central, nommé pour plusieurs années, au scrutin de liste, par l’ensemble des fédérés. Il est inutile de montrer les inconvénients qui peuvent résulter d’une telle administration : le Comité central est un pouvoir qui ne relève quasiment de personne et il peut arriver qu’il ne représente pas l’esprit de la corporation.

Un autre mode de groupement fédératif est le syndicat national, avec sections à la base, n’ayant qu’une autonomie très relative. Cette forme d’agrégation syndicale peut être tenue pour spéciale aux travailleurs relevant de l’État ou de grandes compagnies.

Les sections syndicales d’un syndicat national ont une vie autonome infime. Les trois quarts des cotisations perçues sont centralisées au syndicat, de sorte que la section, ne gardant pour elle qu’environ un quart, se trouve manquer de ressources et, diminuée de moyens d’actions, elle est obligée, pour sa propagande, d’en appeler à l’intervention centrale.

Le syndicat national est modelé sur l’organisation de l’État qu’il combat ; cette forme de groupement répond évidemment à des nécessités de cohésion qui résultent de l’organisation de l’État-patron ; mais les travailleurs qui l’acceptent, s’ils ne consultaient que leurs préférences, pencheraient pour un mode de groupement plus autonome, plus fédératif.

Quelle que soit la diversité des types fédératifs, leur caractéristique est, à de rares exceptions près, un puissant souffle d’esprit fédéral. Le centralisme qui, en d’autres pays, tue l’initiative ouvrière et entrave l’autonomie du syndicat répugne à la classe ouvrière française. Et c’est cet esprit d’autonomie et de fédéralisme —qui sera l’essence des sociétés économiques de l’avenir —qui donne au syndicalisme français figure si profondément révolutionnaire.

Les ressources financières des fédérations sont diverses, provenant de cotisations qui oscillent en moyenne entre 10 et 40 centimes par membre et par mois. Cette faiblesse des cotisations s’explique par les besognes auxquelles fait face la Fédération : elles sont surtout de propagande et de résistance au patronat. Les services de mutualité, comme nous l’avons dit, sont très réduits : viaticum dans la plupart et, pour quelques fédérations, secours de chômage. Quant à l’appui donné aux grèves, au point de vue financier, il relève en majeure partie des initiatives de solidarité. Les organisations françaises n’ont pas la prétention de dresser leurs coffres-forts contre la puissance capitaliste; aussi, tout en tenant compte de la nécessité qu’il y a de soutenir financièrement une grève, elles n’escomptent pas son succès que de fortes caisses.

La Fédération du Livre a, tant au point de vue financier que mutuelliste, physionomie à part. Sa cotisation est de 2 francs par mois et par membre et elle assure aux syndiqués : secours de chômage, viaticum, secours de maladie, secours de grève. Elle rappelle, tant par la forme que par l’esprit, les organisations anglaises et, au surplus, l’autonomie de ses syndicats est très relative, leur action étant subordonnée au consentement de la Fédération.

La majeure partie des Fédérations publient un organe corporatif, dans la plupart des cas mensuel, et qui, le plus souvent, est servi gratuitement à tous les fédérés.

À des périodes déterminées, chaque Fédération tient un congrès où s’examine l’œuvre accomplie, où se révisent les tendances et se manifeste l’orientation de l’agrégat syndical. Les syndicats nationaux tiennent un congrès annuel, nécessité par la forme même de leur organisation centraliste ; quant à la plupart des Fédérations, elles organisent sinon un congrès tous les ans, au moins tous les deux ans. Seule la Fédération du Livre se borne à un congrès tous les cinq ans.

L’importance de ces assises ouvrières, pour la marche de la Fédération, est considérable. Là, se retrempe l’organisation, et la mise en contact des militants venus de tous les points du pays renouvelle et vivifie leurs convictions, de même qu’à ce frottement disparaissent les résidus d’esprit particulariste.

Les Fédérations sont, actuellement, au nombre de 60 et les syndicats nationaux de trois, groupant un minimum de 2600 syndicats ou sections syndicales. L’effectif fédéral, au point de vue du nombre de syndiqués que représente cet agglomérat, serait, d’après les statistiques financières  de la Confédération, de 295 000. Seulement il faut tenir compte que, pour des raisons diverses, au lieu de majorer leur effectif les Fédérations ont tendance à cotiser pour un  chiffre de fédérés moindre que leur effectif. Ce chiffre de 295 000 est donc inférieur à la réalité. Cela est désormais du passé. Depuis le 1er janvier 1910, les cotisations confédérales sont perçues par un timbre, délivré par la C.G.T. et qui est appliqué sur la carte ou livret du syndiqué.

Sur ces 2600 syndicats, la plupart sont affiliés à leur Bourse du travail ou Union locale (exception faite de ceux, qui n’ont pas dans leur rayon d’union locale). Le chiffre des syndicats «boiteux», c’est-à-dire qui, tout en adhérant à leur Fédération corporative, ne sont pas affiliés à leur Bourse du travail ou Union locale, ne dépasse pas 300.

Les plus fortes fédérations sont: celle du Bâtiment, groupant 316 syndicats, celle du Livre et celle de la Métallurgie, groupant chacune environ 180 syndicats ; viennent ensuite la Fédération du Textile avec 126 syndicats, la Fédération des Mineurs avec une soixantaine, etc. ; la Fédération des Cuirs et Peaux groupe 68 syndicats, mais il est à observer que, depuis son dernier congrès, elle a travaillé à fusionner en un même groupement les syndicats de spécialités existant dans une même ville. À noter les Fédérations paysannes  dont le développement, ces dernières années, a été un des symptômes de la puissance de rayonnement de la Confédération : la Fédération des Agriculteurs du Midi  (principalement viticulteurs) groupe 72 syndicats, la Fédération des Agriculteurs du Nord une quinzaine et la Fédération des Bûcherons plus d’une centaine.

Le type des syndicats nationaux est donné par celui des travailleurs du Chemin de fer, qui comprend 270 sections. Ce syndicat, de même que ceux qui se sont formés après lui a dû vaincre le mauvais vouloir gouvernemental. L’État entendait interdire à ses ouvriers de se syndiquer et il n’a consenti à respecter leurs syndicats que lorsqu’il n’a pu faire autrement. Longtemps la liberté syndicale a été contestée aux travailleurs des chemins de fer; leur groupement est accepté aujourd’hui par l’État qui, par contre, prétend refuser la liberté syndicale aux postiers, de même qu’aux instituteurs. Il en sera pour ceux-ci comme il en a été pour les travailleurs des chemins de fer.

III. — L’organisme confédéral

La concentration syndicale s’effectue par trois paliers : premier palier, le syndicat ; deuxième palier, d’un côté la Fédération nationale corporative, de l’autre l’Union locale de syndicats divers, la Bourse du travail ou l’Union régionale ; troisième palier, la Confédération du Travail.

À la Confédération viennent aboutir tous les organismes fédératifs de la classe ouvrière; c’est là qu’ils entrent en contact et c’est là que s’unifie, s’intensifie et se généralise l’action économique du prolétariat. Mais il ne faut pas s’y tromper: la Confédération n’est pas un organisme de direction, mais bien de coordination et d’amplification de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière ; elle est donc tout le contraire des organismes démocratiques qui, par leur centralisation et leur autoritarisme, étouffent la vitalité des unités composantes. lci, il y a cohésion et non centralisation, impulsion et direction. Le fédéralisme est partout et, à chaque degré, les organismes divers —l’individu, le syndicat, la Fédération ou la Bourse du travail — sont tous autonomes. C’est là ce qui fait la puissance rayonnante de la Confédération : l’impulsion ne vient pas d’en haut, elle part d’un point quelconque et ses vibrations se transmettent, en s’amplifiant, à la masse confédérale.

La fonction et le but de la Confédération sont définis par ses statuts : elle groupe les salariés pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels.

Cette définition englobe toutes les manifestations de l’activité humaine. Ainsi, par son acte constitutif, la Confédération affirme nettement que son action n’est pas limitée à l’étroitesse des intérêts purement corporatifs et que le devenir social ne lui est pas indifférent.

C’est d’ailleurs ce que précise le paragraphe suivant : elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

La Confédération est donc neutre au point de vue politique. Il en est de même au point de vue confessionnel, malgré qu’il n’en soit rien précisé dans cette déclaration de principe. S’il n’est pas fait allusion à la neutralité religieuse, c’est uniquement parce qu’en France ces croyances sont un vestige d’un passé qui s’abolit de jour en jour et dont il n’est plus question dans la vie courante. Au point de vue politique, la neutralité affirmée n’implique point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre général, d’ordre social : il n’est nullement question d’un neutralisme qui réduirait la Confédération à évoluer dans les cadres d’un corporatisme étroit et à ne rien voir au-delà des besognes momentanées et restreintes d’une défense professionnelle s’adaptant à la société capitaliste. Le neutralisme affirmé est, au contraire, la proclamation d’un idéal permanent plus précis, plus net, que celui qui forme le bagage idéologique des divers partis socialistes parlementaires : cet idéal va au-delà, dépasse et domine les contingences du moment.

L’agglomérat confédéral s’effectue en dehors de toutes les écoles politiques qui ne sont toutes —même quand elles se réclament des doctrines de transformation sociale — qu’un prolongement du démocratisme ; sa base est le terrain économique et ainsi se réalise la dislocation nécessaire, qui enraye tout confusionnisme entre classes et partis.

C’est dans le plan parlementaire, dans les cadres de la société bourgeoise que s’agitent les écoles politiques, et leur tendance dominante se limite à poursuivre une modification de la façade sociale. C’est d’ailleurs à l’opinion de tous qu’elles font appel, et non à l’intérêt d’une classe déterminée. Seules font exception les écoles socialistes ;  elles prétendent représenter et amalgamer les deux: classe et opinion. Les expériences de ce dernier quart de siècle sont l’illustration de l’illogisme d’une telle prétention; fatalement, mécaniquement, étant donné le milieu où se manifeste leur action, elles sont entraînées à négliger le côté «classe» pour ne se préoccuper que de celui «opinion». Aussi toutes versent-elles dans le parlementarisme et elles deviennent une forme extrême du démocratisme, et rien de plus.

Il en va autrement pour la Confédération : elle néglige les opinions — qui sont fugaces et changeantes —  pour ne retenir que les intérêts de classe du prolétariat. Ces intérêts sont la base solide, inébranlable, sur laquelle elle s’érige, et le but qu’elle poursuit a un caractère de fixité et de permanence sur lequel sont sans influence les relativités du présent, non plus que les aspects différents des régimes politiques.

Elle opère donc une cassure complète entre la société actuelle et la classe ouvrière, et la formation nouvelle dégage et met en pleine lumière qu’il n’y a qu’un groupement normal et efficace : le groupement de classe. La brisure se fait donc, nette et intégrale, entre les formations sociales du passé et celles que la Confédération évoque et qu’elle travaille à réaliser.

L’idéal proclamé et poursuivi est la disparition du salariat et du patronat. Cette disparition ne peut être totale que si est totale l’élimination des forces d’oppression, concrétées par l’État, et des forces d’exploitation, manifestées par le capitalisme. Ensuite, sur les ruines du monde bourgeois, sera possible l’épanouissement d’un fédéralisme  économique, au sein duquel l’être humain aura toute liberté de développement et de satisfaction et dont les syndicats — groupes de production, de circulation, de répartition — seront la cellule constitutive. Or, il est bien évident que la réalisation de cette transformation sociale ne peut être que l’œuvre des groupements qui, dans la société actuelle, sont l’embryon des organismes de la société nouvelle, les syndicats ! On ne peut pas concevoir de groupements autres que ceux-là, aptes à cette besogne d’expropriation et de réorganisation.

Le but proclamé par la déclaration de principes de la Confédération s’identifie donc avec l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale ; seulement, elle le pose expurgé de toutes les superfétations doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour n’en conserver que l’essence. On peut même observer qu’elle le pose avec autrement d’ampleur que les écoles qui rêvent d’une réalisation sociale étatiste; il en est, parmi celles-ci, qui bornent leur conception à une transformation qui laisserait subsister le salariat ; les producteurs seraient encore des salariés, mais, au lieu d’être à la solde de patrons individuels, ils seraient les salariés de l’État, devenu l’organe représentatif de l’ensemble de la société et faisant face, désormais, à toutes les fonctions sociales — production, distribution, etc.

Différant de cette conception étroite et centraliste, l’idéal posé par la Confédération condense toutes les aspirations de transformation sociale, et c’est cela qui lui donne physionomie à part, et la place au-delà des diverses écoles. On peut même reconnaître qu’elle dépasse celles-ci — quelles qu’elles soient — en vigueur révolutionnaire, attendu qu’en elle l’acte s’allie à la pensée, puisque, dans le milieu actuel, elle constitue non seulement la force destructive de la société capitaliste, mais encore féconde et réchauffe l’embryon de la société transformée.

Ce qui concourt à donner à la Confédération sa puissance de pénétration et de rayonnement, c’est que, de cet idéal dont elle jalonne la route de l’avenir, elle ne fait pas un indispensable acte de foi; ce n’est pas un «credo» qui ouvre la porte des syndicats aux travailleurs qui le formulent et le ferment à ceux qui s’y refusent. Ce serait alors glisser dans les agglomérats d’opinion, avec lesquels la Confédération n’a ni rapports ni contacts. Une seule condition est nécessaire pour entrer au syndicat : c’est d’être un salarié, un exploité. Le travailleur est instinctivement conduit à s’y affilier dès qu’il sent peser sur ses épaules le joug de l’exploitation et que sa conscience, jusque-là somnolente, s’éveille. Peu importe alors ses conceptions philosophiques et même ses croyances religieuses. Le principal est qu’il vienne au syndicat. Une fois là, avant qu’il soit longtemps, il dépouillera le vieil homme ; dans ce milieu fécondant, au frottement et à la fréquentation des camarades de lutte, son éducation sociale se fera. Et il en sera ainsi, parce que l’idéal confédéral n’est pas une formulation théorique, doctrinale, mais la constatation d’une nécessité sociale, fatalement oppositionnelle à la société capitaliste et qui est la résultante logique de la cohésion du prolétariat sur le terrain économique.

Ainsi s’éclaire et se définit la neutralité du syndicalisme français, en face des problèmes d’ordre général; sa neutralité n’implique pas passivité. La Confédération n’abdique devant aucun problème social, non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). Ce qui la distingue des partis démocratiques, c’est qu’elle ne participe pas à la vie parlementaire: elle est a-parlementaire, comme elle est a-religieuse, et aussi comme elle est a-patriotique. Mais son indifférence en matière parlementaire ne l’empêche pas de réagir contre le gouvernement, et l’expérience a prouvé l’efficacité de son action, exercée contre les pouvoirs publics, par pression extérieure.

Sur ces bases, essentiellement économiques, se réalise et se développe la Confédération : elle est ainsi constituée par ses deux sections, celle des Fédérations nationales corporatives (à laquelle adhèrent les Fédérations d’industrie), celle des Bourses du travail (à laquelle adhèrent les Unions locales ou Bourses du travail) — avec, pour chaque section, un comité distinct et autonome, formé à raison d’un délégué par organisation adhérente. Chacun de ces comités décide des propagandes qui lui incombent, faisant face à son action avec les cotisations qu’il perçoit.

La réunion des délégués des deux sections forme le Comité confédéral ; de lui relèvent les propagandes d’ordre absolument général, intéressant l’ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, lorsqu’il fut question de mener la campagne d’agitation contre les Bureaux de placement et aussi celle pour la Journée de huit heures, des commissions spéciales, nommées par lui, eurent charge de faire le nécessaire. Le Comité confédéral n’a pas de ressources propres et à ses dépenses contribuent, à parts égales, les deux sections.

Le budget de la Confédération est modeste. Les cotisations perçues sont pour la section des Fédérations (depuis janvier 1910) de 60 centimes par cent syndiqués, et par mois; pour la section des Bourses du travail de 5 centimes par syndiqué et par an.

Au cours du dernier exercice (1er juin 1906 au 30 juin 1908) la section des Fédérations a perçu 22237 francs de  cotisations; avec les recettes diverses, et y compris l’encaisse antérieure, elle accusait, au 30 juin 1908, 27339 francs de recettes et 23 530 francs de dépenses.

Dans le même laps de temps, la section des Bourses percevait, en tant que cotisations, 15 640 francs et accusait 16400 francs de recettes avec 16080 francs de dépenses.

Mais on aurait tort d’évaluer l’influence et la puissance confédérale seulement d’après ses ressources. Il serait inexact de prétendre que, pour elle, l’argent est le nerf de la guerre. Elle a une force d’expansion qui ne se jauge pas financièrement ; d’elle émane un incomparable élan révolutionnaire et elle est un si vivifiant foyer d’action que l’influence exerce et la besogne accomplie sont hors de toute proportion avec ses ressources financières.

Ce budget n’a d’ailleurs pas d’autre destination que de faire face aux nécessités administratives et aux besognes de propagande, et il n’est pas un budget de solidarité. Quand une grève surgit, la Confédération apporte son appui moral, envoie des délégués sur le champ de grève, canalise l’effort de solidarité syndicale, mais ne fournit pas directement de subsides. Cette fonction est normalement remplie par les Fédérations corporatives, qui, la plupart, assurent des secours aux grévistes, soit avec les fonds de leur caisse spéciale de grève, soit par une cotisation supplémentaire, prélevée sur tous les fédérés.

Le Comité confédéral n’intervient que comme un condensateur de solidarité, un élément de suractivité et de polarisation, mais jamais il ne se manifeste comme élément de direction, substituant sa volonté à celle des intéressés.

La Confédération s’est donné un signe de reconnaissance, une marque de solidarité, qu’utilisent seules les organisations confédérées (pour leurs appels, circulaires,  publications, etc.): le «label confédéral» —une mappemonde sur laquelle, par-dessus frontières et océans, s’entrelacent deux mains fraternelles, avec, en exergue, la : devise Bien-être et Liberté. Ce «label» est le symbole du lien de solidarité qui relie la classe ouvrière en ses communes aspirations.

La Confédération a aussi son propre organe, un journal hebdomadaire, la Voix du peuple, à propos duquel peut se faire la même observation que pour le budget confédéral: cette feuille a un tirage restreint, 7 000 exemplaires par semaine, seulement. Mais on aurait tort d’en conclure à  une faible influence de cet organe ; comme la majeure partie des syndicats confédérés y sont abonnés, il arrive ainsi aux mains des plus actifs militants, membres des bureaux .et des conseils syndicaux et, grâce à eux, par leur intermédiaire, se diffuse la pensée confédérale.

Tous les deux ans, un Congrès général réunit les organisations confédérées: à ces assises, outre les questions de propagande, se précise l’orientation générale du mouvement syndicaliste. À ces congrès, les syndicats seuls ont une voix délibérative — étant seuls les unités confédérales, les Fédérations corporatives et les Bourses du travail peuvent y envoyer et y envoient des délégués mais ceux-ci n’ont que voix consultative. Ces congrès sont l’équivalent, pour la Confédération, de ce qu’est, pour un syndicat, l’assemblée générale de ses adhérents : grâce à ces réunions, les éléments syndicaux entrent en contact et il en résulte une fermentation utile; les courants d’opinion se dégagent, l’orientation se précise.

A l’un des derniers Congrès (Amiens 1906), auquel un millier de syndicats participaient, ayant mandaté 400 délégués, la question dominante qui fut discutée avait trait à l’autonomie de la Confédération : il était proposé de la faire entrer en rapport avec le Parti socialiste. Cette proposition fut repoussée à la quasi-unanimité : par 384 mandats contre une trentaine, il fut proclamé que la Confédération doit rester autonome et reconnu qu’elle est le seul organisme de lutte de classe réelle ; et aussi que le syndicalisme est apte à préparer et à réaliser, sans interventions extérieures, par la grève générale, l’expropriation capitaliste et la réorganisation sociale, avec pour base le syndicat, qui de groupement de résistance se transformera en groupement de production et de répartition.

Au Congrès de Marseille (1908), douze cents syndicats s’étaient fait représenter. Ces assises se tinrent dans une atmosphère pesante. Les membres du bureau confédéral étaient alors emprisonnés, à Corbeil, à la suite du massacre de Villeneuve-Saint-Georges, et le ministère Clemenceau manœuvrait pour briser la C.G.T.

L’acte essentiel de ce congrès fut la discussion sur l’antimilitarisme et l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre. Le vote de l’ordre du jour catégorique (par 670 contre 406) qui clôtura cette discussion fut une fière réponse aux menaces gouvernementales.

Ainsi, chacun des congrès confédéraux de ces dernières années a marqué un grandissement de la force confédérale et parallèlement un accroissement de la conscience révolutionnaire.

Quel est exactement, au point de vue numérique, le dénombrement de cette force ? C’est difficile à dire.

Nous l’avons vu plus haut, à l’heure actuelle, la Confédération groupe, dans sa section des Fédérations, 64 organismes fédératifs de corporations et, dans sa section des Bourses du travail, elle groupe 154 organismes locaux. D’après les cotisations versées à la section des Fédérations, je répète que l’effectif est au minimum de 295000. Cependant, il a été nécessaire d’observer que ce chiffre indique bien un minimum ; pour des raisons particulières — principalement budgétaires —, des Fédérations n’ont jusqu’ici cotisé que pour un effectif inférieur au nombre de leurs affiliés. Donc, pour dresser une statistique réelle, il faudrait connaître l’importance de cet écart. Autant peut s’en dire en ce qui concerne la section confédérale des Bourses du travail, le dernier exercice
financier (du 1er juin 1906 au 30 juin 1908) donne pour les 154 groupements affiliés un effectif de 2014 syndicats, alors qu’en réalité il y a, dans les Bourses du travail ou Unions des syndicats, 2 600 syndicats au bas mot.

Le chiffre de 295 000 travailleurs confédérés qui se dégage de l’examen du budget de la section des Fédérations est donc, j’y insiste, très au-dessous de la réalité. À ce nombre, il faut ajouter la quantité de travailleurs fédérés, pour lesquels les Fédérations n’ont pas cotisé, en outre, il faut faire entrer en ligne de compte que, sur les 2600 syndicats affiliés aux Bourses du travail, il en est à peu près 900 qui ne sont pas reliés à leur fédération corporative. C’est donc une importante quantité numérique qui vient s’ajouter aux évaluations ci-dessus.

La statistique publiée par le gouvernement— sujette à caution, nous l’avons dit — accusait, en 1908, 957 000 travailleurs des deux sexes, groupés dans plus de 5500 syndicats. Nous savons que l’effectif, en tant que syndicats de la Confédération, est d’environ 3 500, groupant, en 1908, à la section des Fédérations, 295 000 travailleurs qui, avec l’élément seulement adhérant aux Bourses du travail, forme un total de plus de 400 000 syndiqués. Mais ces chiffres n’ont qu’une valeur momentanée ; la Confédération étant en continuel grandissement, ils sont aujourd’hui au-dessous de la vérité : à la section des Fédérations, l’effectif est d’au moins 350 000, avec l’effectif seulement adhérant aux Bourses, on a un total d’au moins 500 000 syndiqués.

Ces supputations sont nécessaires pour se donner une idée générale de l’effectif de la Confédération. Mais il est indispensable d’observer qu’un tel organisme — qui est un organisme de constante lutte de classe — ne doit pas se comparer avec des organisations moins guerrières et plus financières. La puissance de la Confédération du Travail ne réside pas dans de fortes caisses et il serait inexact de l’évaluer uniquement d’après ses cadres. Elle est un organisme vivant, au sein duquel les réactions s’accomplissent selon les modes que nous voyons en action dans la nature : les éléments qu’elle groupe — et qui sont les éléments d’élite de la classe ouvrière, les plus conscients, les plus révolutionnaires — agissent sur la masse prolétarienne à l’égal des ferments et, aux heures psychologiques, leur influence est prépondérante.

LA TACTIQUE
L’ACTION DIRECTE

De la constitution en bloc autonome des travailleurs — bloc qui manifeste avec une grandissante acuité la lutte de classe — devaient résulter des moyens d’action adéquats à cette forme de groupement et aux tendances qu’il exprime.

C’est ce qui s’est produit. Les méthodes d’action de l’organisation confédérale ne s’inspirent pas de l’idée démocratique vulgaire ; elles ne sont pas l’expression du consentement d’une majorité dégagée par le procédé du suffrage universel. Il n’en pouvait d’ailleurs pas être ainsi, dans la plupart des cas, car il est rare que le syndicat englobe la totalité des travailleurs ; trop souvent, il ne groupe qu’une minorité. Or, si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n’est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l’inertie d’une masse que l’esprit de révolte n’a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a, pour la minorité consciente, obligation d’agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, et ce, sous peine d’être forcée à plier l’échine, tout comme les inconscients.

Au surplus, la masse amorphe, pour nombreuse et compacte qu’elle soit, serait très mal venue à récriminer. Elle est la première à bénéficier de l’action de la minorité, c’est elle qui a tout le profit des victoires remportées sur le patronat. Au contraire, les militants sont souvent les victimes de la bataille ; les patrons les pourchassent, les mettent à l’index, les affament, et ce, avec la complicité  du gouvernement.

Donc l’action syndicale, si infime que soit la minorité militante, n’a jamais une visée individuelle et particulariste; toujours elle est une manifestation de solidarité et l’ensemble des travailleurs intéressés, quoique n’y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis.

Qui pourrait récriminer contre l’initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n’ont guère considérés que comme des zéros humains, n’ayant que la valeur numérique d’un zéro ajouté à un nombre, s’il est placé à sa droite. Que ne viennent-ils au syndicat? Il n’est pas un groupement fermé ; d’ailleurs, loin de se passer de leur concours, les militants s’efforcent de les syndiquer, d’avoir leur appui.

Ainsi apparaît l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme ; celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux à leurs représentants) et étouffe les minorités qui portent en elles l’avenir.  La méthode syndicaliste, elle, donne un résultat diamétralement opposé : l’impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés, et sont appelées à agir, à participer au mouvement, toutes les bonnes volontés.

 

Une formule expressive, heureuse, de parfaite limpidité, est venue condenser et résumer la tactique du syndicalisme révolutionnaire : l’Action directe.

À bien voir, l’Action directe n’est pas chose neuve — sa nouveauté est d’être la formulation théorique d’un  mouvement —, car autrement elle est la raison d’être de tout syndicat. Dès qu’il s’en constitue un, on peut inférer que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui le composent visent à faire leurs affaires eux-mêmes,  à lutter directement sans intermédiaires, sans se fier à d’autres qu’à soi pour la besogne à accomplir. Ils sont logiquement amenés à faire de l’Action directe — c’est-à-dire de l’action syndicale, indemne de tout alliage, sans compromissions capitalistes ou gouvernementales, sans intrusion dans le débat de «personnes interposées».

Ainsi, la caractéristique de l’Action directe est d’être une manifestation spontanée ou réfléchie, mais sans intervention d’agent extérieur, de la conscience et de la volonté ouvrière, et ce, indépendamment de son intensité. Celle-ci est affaire de circonstances, de résistance à vaincre. Action directe n’est pas, fatalement, synonyme de violence : elle peut se manifester sous des allures bénévoles et pacifiques ou très vigoureuses et fort violentes, sans cesser d’être — en un cas comme en l’autre — de l’Action directe.

Elle est, en outre, variée en ses modalités, suivant que l’attaque est plus expressément dirigée contre les capitalistes ou contre l’État. Contre celui-ci, l’Action directe se matérialise sous forme de pression extérieure, tandis que, contre le patronat, les moyens communs sont la grève, le boycottage, le label, le sabotage.

Il est bien évident qu’une catégorisation trop systématique pécherait par étroitesse ; ces diverses modalités peuvent se manifester au cours d’un même conflit et simultanément.

Il faut noter, en outre, que, si l’Action directe est la dominante du syndicalisme français, elle n en est cependant pas l’unanime tendance. Il y a, au sein de la Confédération — comme en tout groupement —, deux pôles: à côté des éléments révolutionnaires, survivent des groupements «réformistes», à manifestations hétérogènes, mais qui peuvent cependant se rattacher à deux conceptions : le corporatisme et l’interventionnisme.

Observons de suite que ceux qui se réclament de l’une ou de l’autre de ces tendances ont dû, sous l’influence confédérale, modifier leurs concepts et leur orientation. Les heurts résultant des divergences doctrinales vont s’atténuant, grâce à une graduelle marche en avant des éléments «réformistes», qui en sont venus à accepter les fins révolutionnaires d’expropriation capitaliste que poursuit la Confédération.

À l’origine, le corporatisme, en limitant son action à  des améliorations de détail, n’ayant ni vues d’ensemble, ni idéal, ni d’autre horizon que la frontière corporative, ne menaçait en rien la société capitaliste. D’autre part, l’espoir en l’intervention de l’État qui, parce que saturé de démocratisme, se ferait bon gendarme en faveur des exploités aboutissait aux mêmes fins conservatrices. De l’une et l’autre conception découlait la collaboration de classes, substituée à la lutte de classe, pierre angulaire du syndicalisme.

Cette orientation déviatrice et pacifiste, qui est en voie d’extinction, les pouvoirs publics cherchent à la revivifier par des mesures législatives qui tendent à subordonner les syndicats à l’État, à restreindre leur champ d’activité et à parlementariser leur action. Dans cet ordre a été institué le «Conseil supérieur du travail», où siègent des élus ouvriers et patronaux, avec pour fonction de «mâcher» les lois ouvrières au Parlement — qui, la plupart du temps, n’avale pas cette pâtée. Le gouvernement avait aussi institué des «Conseils du travail» qui n’ont jamais fonctionné d’ailleurs, et où délégués ouvriers et patronaux auraient solutionné les conflits économiques, de même encore, il songe à octroyer aux syndicats la capacité juridique et commerciale, espérant les entraîner sur le terrain capitaliste où les appétits mercantiles et financiers leur feraient oublier la lutte de classe ; un autre projet de même ordre est la réglementation des grèves par l’arbitrage obligatoire, qui n’aurait d’autre conséquence que d’énerver la résistance ouvrière et d’étrangler le droit de grève.

L’accueil fait dans les milieux ouvriers à ces projets de réaction syndicale n’est pas pour enchanter le gouvernement: les travailleurs ont percé à jour son machiavélisme  et ils refusent énergiquement les cadeaux qu’on rêve de leur octroyer. La tendance révolutionnaire n’a donc pu être enrayée et il apparaît, de plus en plus, à la classe ouvrière, qu’il n’y a pas d’autre solution aux conflits économiques que celle résultant du choc des deux forces en présence.

I. — La grève

Au premier plan des moyens d’action, le plus à la portée des travailleurs est le refus du travail — la grève. Ont recours à elle les travailleurs inorganisés de même que les travailleurs organisés.

En effet, la grève n’implique pas l’existence d’un syndicat. Dans les centres où les travailleurs végètent, sans lien entre eux, poussière humaine à la merci de l’exploiteur, elle est souvent le prélude du groupement quand le joug se fait trop écrasant, c’est à la grève que les victimes ont recours, et alors ce soulèvement spasmodique nécessite une coalition momentanée qui, sous l’ action des plus conscients, devient l’embryon d’un syndicat.

Dans la grève de travailleurs organisés, il entre davantage de méthode et de conscience révolutionnaire, et la portée économique du conflit n’est pas limitée aux seules questions du litige ; la grève apparaît alors comme un épisode de guerre sociale.

Il est nécessaire de noter que l’appréciation des travailleurs sur la valeur de la grève en tant que moyen révolutionnaire s’est considérablement modifiée sous l’influence du syndicalisme. La grève n’est plus regardée comme un «mal» fatal, inévitable, un abcès qui, en crevant, manifesterait brutalement l’antagonisme du capital et du travail, mais sans profit possible et immédiat pour ce dernier. Elle a subi une modification parallèle à celle subie par l’idée de révolution. La révolution n’est plus considérée comme une catastrophe devant éclater en des jours proches ou lointains ; elle est tenue pour un acte se matérialisant journellement, grâce à l’effort de la classe ouvrière en révolte, et la grève est considérée comme l’un des phénomènes de cette révolution. Par conséquent, celle-ci n’est plus tenue pour un «mal» ; elle est l’heureux symptôme d’un accroissement de l’esprit de révolte et elle se manifeste comme un phénomène d’expropriation partielle du capital. Il est reconnu que ses résultats ne peuvent être que favorables à la classe ouvrière ; au point de vue moral, il y a accroissement de la combativité prolétarienne et, du côté matériel, l’assaut donné sur un point à la société capitaliste comporte une diminution des privilèges de la classe exploiteuse, qui se traduit par un accroissement en bien-être et en liberté pour la classe ouvrière.

Cette conception de la grève rend vivante, et de tous les instants, la lutte de classe; elle donne aux conflits économiques une grandissante acuité; d’elle découle, logiquement et par extension, la notion de grève générale.

Multiples peuvent être les causes de grève, toute compression, toute exploitation pouvant susciter le conflit cependant, une classification peut s’esquisser comme suit : grèves offensives (demandes d’améliorations de tout ordre) ; grèves défensives (pour s’opposer à la reprise par le patron d’améliorations réalisées) ; grèves de dignité (engagées pour se soustraire à l’insolence de chefs ou contremaîtres ou pour obtenir la suppression de pratiques humiliantes, telle la «fouille» en certains ateliers) ; grèves de solidarité (déclarées sans motif autre qu’un acte de solidarité envers un ou plusieurs camarades ou, encore, envers une autre corporation).

La déclaration de grève, dans la plupart des Fédérations, est laissée à l’initiative des intéressés.

Ainsi, les statuts de la Fédération des Cuirs et Peaux disent:

«Tout syndicat déclarant la grève devra en aviser le Comité fédéral, avant de commencer la lutte. Le Comité fédéral, sans avoir le droit de s’opposer à la résolution prise par le syndicat, pourra, néanmoins, faire des objections s’il le juge nécessaire.»

Il est naturel que la Fédération intéressée au conflit soit avisée: cela n’entache en rien l’autonomie du syndicat. Exception est faite en cas de grève défensive, la cessation de travail ne comportant pas d’atermoiements.

Cet esprit anime la majeure partie des Fédérations corporatives; il en est cependant quelques-unes, entre autres la Fédération des travailleurs du Livre, qui stipulent strictement que la déclaration de grève est subordonnée à la décision du Comité central.

Cette différence d’attitude fédérative s’explique par la différence de tactique de lutte : pour ces dernières Fédérations, l’argent est le nerf de la guerre et elles comptent surtout sur l’appui financier qu’elles peuvent donner aux grévistes ; il leur semble donc normal que, la caisse devant être engagée, ceux pour qui elle va être écornée attendent l’avis du Comité.

Au contraire, dans les autres Fédérations, sans faire fi des moyens pécuniaires, ce n’est pas d’eux principalement qu’est escomptée la victoire : c’est de l’élan, de l’attitude révolutionnaire, de la vigueur agressive des grévistes qu’est espéré le succès. L’appui financier est, en grande partie, dû à des souscriptions volontaires et l’alimentation des grévistes est assurée par des «marmites communistes». La grève acquiert ainsi des aspects de bataille sociale qu’anime l’ébauche communiste des «popottes».

Il arrive aussi que la grève perde son caractère de conflit partiel et que, à l’appui moral et pécuniaire des corporations voisines, s’ajoute leur appui effectif. Alors, c’est la grève se généralisant à toute une ville, c’est la vie sociale s’arrêtant pour que satisfaction soit donnée à une seule corporation — et quelquefois même pour que ne soit pas lésé un seul ou plusieurs camarades, si la cause initiale de la grève est un acte de solidarité.

Ainsi la grève, par ses mobiles intérieurs, par ses manifestations extérieures, dépasse le cadre corporatif et devient un épisode révolutionnaire. En dehors de la grève, moyen traditionnel de résistance au patronat, la Confédération préconise encore le boycottage et le label, ainsi que le sabotage.

II. — Boycottage et label

Le boycottage et le label — qui sont la contrepartie l’un de l’autre — dérivent des mêmes principes d’auto-émancipation.

Le boycottage est la mise à l’index, l’interdit jeté sur un industriel ou un commerçant, l’invite aux ouvriers de ne pas accepter de travail chez lui et, si c’est un débitant qui est boycotté, l’invite aux consommateurs de ne pas se servir à sa boutique. Outre qu’il est un moyen d’obliger le patron à céder aux revendications ouvrières, le boycottage est aussi un moyen de se défendre, en tant que consommateurs, contre la rapacité des intermédiaires qui tenteraient de récupérer, sur le dos du consommateur, les améliorations obtenues par le producteur.

Le label, dont l’action moins brutale peut paraître inspirée d’intentions plus pacifistes, est l’opposé du boycottage : il est l’invitation faite par une corporation à la masse ouvrière afin qu’elle utilise, sans qu’il lui en coûte rien de plus que la volonté de manifester son esprit de solidarité, sa force de consommation en faveur des camarades de la corporation indiquée. Et ce, de façon très simple : en se fournissant chez les commerçants et industriels que la «marque syndicale» recommande comme respectant les conditions syndicales.

Le label est considérablement développé dans l’industrie du Livre : les imprimeurs qui occupent des ouvriers syndiqués intercalent, à côté de leur firme, la «marque syndicale», délivrée par la Fédération et qui est l’attestation que ce travail a été exécuté par des ouvriers syndiqués. Rares sont encore les autres corporations qui imposent le label industriel. Mais, dans d’autres branches, telle l’Alimentation ou chez les Coiffeurs, une pancarte «affiche-label» délivrée par la Fédération et la Confédération, indique à la clientèle que sont syndiqués les ouvriers ou employés de la maison.

Le label est donc l’invitation faite par une corporation à la masse ouvrière d’utiliser (sans autre effort que celui exigé par une pensée de solidarité) sa force de consommation en faveur des camarades de la corporation indiquée. Malgré qu’en apparence le label ne soit pas une manifestation d’un révolutionnarisme flamboyant, il n’en dérive pas moins du même principe : les travailleurs luttant et se défendant contre le capitalisme, directement et par leurs propres forces, sans se reposer sur une puissance extérieure.

III. — Sabotage

Le sabotage est la mise en pratique de la maxime: «À mauvaise paye, mauvais travail» ; il frappe le patron au cœur, c’est-à-dire au coffre-fort. Le sabotage s’effectue tantôt par un ralentissement dans la production, tantôt par de la malfaçon ; tantôt même il s’attaque à l’instrument de production. Dans le commerce, le sabotage s’effectue par le gaspillage de l’objet vendu, dont le commis fait au besoin profiter l’acheteur, ou encore par la rebuffade envers ce dernier, de manière à le pousser à s’approvisionner ailleurs. Le sabotage est, le plus souvent, l’acte individuel venant souligner la revendication collective. Il est bon d’ajouter que la crainte du sabotage est un calmant précieux et suffit souvent à ramener les patrons récalcitrants à de meilleurs sentiments.

Un exemple de l’efficacité du sabotage est la conquête par les ouvriers coiffeurs parisiens, du repos hebdomadaire et aussi de la diminution de la durée d’ouverture des salons de coiffure. C’est par le «badigeonnage» des  devantures patronales avec un produit caustique détériorant la peinture que cette corporation a conquis les améliorations précitées. En l’espace de trois ans, sur les 2000 boutiques de coiffure de Paris, il n’y en a peut-être pas cent qui n’aient pas été badigeonnées au moins une fois, sinon plusieurs. Aussi, les résultats en sont intéressants: au lieu de veiller, le soir, jusqu’à des heures très tardives, les salons de coiffure ferment, en moyenne, à 8 heures ; de plus, ils ferment un jour par semaine (le lundi ou le dimanche) depuis le 1er mai 1906.

IV. — La lutte contre l’État

Les moyens d’action que nous venons d’esquisser rapidement, outre qu’ils concernent principalement la lutte immédiate, se rapportent surtout à la bataille contre le patron. Mais le syndicalisme exerce une action sociale qui, sans se manifester par une participation directe à la vie parlementaire, n’en a pas moins pour objet de ruiner l’État moderne, de le briser, de l’absorber. Poursuivant l’émancipation intégrale, il ne peut se borner à vouloir libérer le travailleur du capitalisme et le laisser sous le joug de l’État. Seulement, la lutte contre les pouvoirs publics n’est pas menée sur le terrain parlementaire, et cela parce que le syndicalisme ne vise pas à une simple modification du personnel gouvernemental, mais bien à la réduction de l’État à zéro, en transportant dans les organismes syndicaux les quelques fonctions utiles qui font illusion sur sa valeur, et en supprimant les autres purement et simplement. Il serait donc inexact de déduire de ce que le syndicalisme ne cherche pas à pénétrer dans les assemblées légiférantes, en y envoyant des mandataires, qu’il est indifférent à la forme du pouvoir ; il le veut le moins oppressif, le moins lourd possible, et il travaille en ce sens par une action sociale qui, pour se manifester du dehors, n’en est pas moins efficace. A la tactique de la pénétration, qui entraînerait la classe ouvrière à faire, fatalement, acte de «parti», il oppose et préfère la tactique de la pression extérieure qui dresse le prolétariat en bloc de «classe» sur le terrain économique.

Cette tactique de la pression extérieure engendre les mouvements de masse — qui sont une combinaison des modes d’action partielle, grève, boycottage, sabotage—, prodromes de la réalisation de la grève générale expropriatrice et qui, en soulevant, en unanime protestation, tout ou partie de la classe ouvrière contre les pouvoirs publics, obligent ceux-ci à tenir compte des volontés prolétariennes.

Un des plus caractéristiques de ces mouvements de masse a été, en 1903-1904, la campagne contre les bureaux de placement qui, après deux mois d’agitation grandissante, a amené le Parlement à sanctionner légalement la suppression de ces officines, ce que, depuis vingt ans, malgré pétitions et réclamations pacifiques, il s’était obstiné à refuser.

C’est encore des mêmes notions d’action de masse et de pression extérieure qu’a découlé la campagne d’agitation pour les huit heures qui, dans le plan législatif, a obligé le Parlement — grâce aux grandioses manifestations de mai 1906 —à légiférer sur le repos hebdomadaire. Et la relation de cause à effet est, en la circonstance, on ne peut plus tangible : le vote et la promulgation de cette loi suivent de quelques semaines le 1er Mai et, qui plus est, il faut remarquer que le Sénat était, quelques mois auparavant, en grande majorité opposé à une législation sur le repos hebdomadaire ; s’il s’y est résolu, c’est qu’il a été emporté par le mouvement, c’est qu’il s’est modifié sous la répercussion de la pression extérieure des syndicats.

Ainsi, la classe ouvrière ne borne pas son action à lutter directement contre le patron, elle lutte aussi — et toujours directement, c’est-à-dire sans recourir au parlementarisme, au système de la participation à l’œuvre gouvernementale, par voie de «personnes interposées» contre l’État, qui est l’expression défensive du patronat et, par là même, en est le souteneur obligé. Aussi, l’action ouvrière, outre les assauts qu’elle donne au pouvoir, dans le but de le faire reculer, vise-t-elle en même temps à amoindrir sa force oppressive, et ce, jusqu’à disparition complète.

V. — La grève générale

Le mode d’action qui permettra à la classe ouvrière de mener à bien cette œuvre, qui est celle de l’émancipation intégrale, est l’aboutissant logique de son groupement sur le terrain économique et des conceptions qui s’en dégagent : il a son expression dans l’idée de grève générale.

La grève générale est la cassure matérielle entre le prolétariat et la bourgeoisie, qu’a précédée la cassure morale et idéologique par l’affirmation de l’autonomie de la classe ouvrière. Celle-ci, après avoir proclamé qu’elle porte en elle tous les éléments réels de la vie sociale, ayant acquis la vigueur et la conscience nécessaires pour imposer ses volontés, passera à l’acte, se refusant à produire pour la classe bourgeoise, et cette révolte décisive sera la grève générale.

Ce refus de continuer la production dans le plan capitaliste ne sera pas purement négatif, il sera concomitant à la prise de possession de l’outillage social et à une réorganisation sur le plan communiste, effectuée par les cellules sociales que sont les syndicats. Les organismes corporatifs devenus les foyers de la vie nouvelle disloqueront et ruineront ces foyers de l’ancienne société que sont l’État et les municipalités. Désormais, les centres de cohésion y seront dans les fédérations corporatives, dans les unions syndicales, et c’est à ces organismes que reviendront les quelques fonctions utiles aujourd’hui dévolues aux pouvoirs publics et aux communes.

Cette crise révolutionnaire est préparée par les catastrophes partielles, qui sont les préliminaires de la générale expropriation capitaliste : tantôt, grèves se généralisant à une corporation (telle la grève des électriciens parisiens, celle des travailleurs des PTT) ; tantôt, grèves générales locales (comme il s’en est produit à diverses reprises dans les grands centres, Marseille, Saint-Étienne, Nantes, etc.), tantôt, mouvements de masse qui viennent, en vagues grandissantes, déferler contre le capitalisme et l’État.

LES RÉSULTATS

Les bénéfices que les travailleurs français ont retirés et retirent de leur organisation de classe ne peuvent se mesurer que par approximations. Ces bénéfices sont de deux ordres : matériels et moraux, et, pour en fixer la valeur, il n’y a guère d’autre moyen d’appréciation que les résultats des conflits engagés contre le patronat.

Il faut d’abord tenir compte qu’il est des causes automatiques d’améliorations : découvertes scientifiques, développement de l’outillage industriel, rapidité des moyens de communications, etc. Mais ces progrès — dont, au surplus, la classe ouvrière ne profite qu’en très minime proportion — ne modifient pas la structure sociale et ne changent rien aux rapports qui subordonnent le travailleur au patron et au dirigeant.

Par conséquent, il ne faut enregistrer ces progrès automatiques ni comme résultats de l’action ouvrière ni comme preuves de la sympathie des capitalistes envers le prolétariat. Ne doivent être portées au compte syndical que les améliorations obtenues par la poussée ouvrière, que cette poussée s’esquisse seulement en menace ou qu’elle aille jusqu’au conflit plus ou moins brutal.

I. — Les grèves

Au point de vue matériel, des indications nous sont fournies par l’Office du travail, qui dresse annuellement une statistique des grèves. L’origine gouvernementale de cette statistique et la difficulté de l’établir doivent nous inciter à ne donner à ces chiffres qu’une valeur relative ; nous devons les recueillir comme indications générales et ne pas leur attribuer une trop grande exactitude.

Cette statistique ne porte que sur les conflits déclarés et non sur ceux qui ont pu se solutionner à l’amiable, avant la crise de cessation de travail.

En la décennie 1890-1900, sur 100 grèves, la proportion de résultats a été: réussites, 23,8 % ; transactions, 32,2 % ; échecs, 43,8 %. Si, au lieu de se borner à examiner le simple pourcentage des grèves, on cherche le pourcentage des résultats par nombre de grévistes, on trouve: réussites, 18,4 % ; transactions, 43,33 % ; échecs, 37,36 %.

En cette dizaine d’années, il y a donc eu 56 grèves sur 100 qui se sont terminées par des améliorations plus ou moins considérables en faveur des ouvriers ; et, sur un cent de travailleurs, il y en a eu 61,38 qui ont retiré un bénéfice matériel de ces conflits.

Dans les quatre années qui suivent (de 1901 à 1904), il a été enregistré 2628 grèves qui ont englobé 718 306 travailleurs. Les résultats sont les suivants:

644 grèves (soit 24 %) se sont terminées par une réussite ; 995 (soit 38 %) par une transaction; 989 (soit 37,8 %) par un échec. En examinant le chiffre des grévistes, on trouve que 14 % ont obtenu satisfaction (98 978), que 65 % ont eu satisfaction partielle (462 976) et, comme échec, seulement 21 % (156 441 grévistes).

En ces quatre ans, par conséquent, pour 100 grèves, 62 se sont terminées favorablement (réussites ou transactions) et 37,8 défavorablement. Il y a donc, en comparaison de la décade antérieure, accroissement de résultats en faveur des travailleurs ; et cet accroissement est autrement sensible en examinant le chiffre des grévistes. Sur 100 travailleurs entrés en conflit, 79 en ont tiré un bénéfice et seulement 21 ont subi un échec.

Cet accroissement de résultats favorables est encore plus marqué par la statistique des grèves de 1906; sur 830 grèves qui ont éclaté en cette année, 184 se sont terminées par la réussite totale (soit 22,17 %); 361 par une réussite partielle (soit 43,50%); 285 par un échec (soit 34,33 %)

147 888 travailleurs ont participé à ces 830 conflits et 22872 d’entre eux ont obtenu les améliorations exigées (soit 12,87 %), 125 016 n’ont obtenu que des améliorations partielles (soit 70,37%), 29778 seulement ont subi un échec (soit 19,76 %). Ainsi, sur 100 grèves déclarées en 1905, il y a 65,67 de réussites et 34,33 d’échecs et, sur 100 travailleurs qui ont fait grève, 83,24 en ont tiré profit. La progression est caractéristique:

GRÈVES TERMINÉES FAVORABLEMENT
 

De 1890 à 1900……………………………………………………….. 56 %
De 1901 à 1904……………………………………………………….. 62 %
En 1905…………………………………………………………………… 65,67 %

NOMBRE DE GRÉVISTES BÉNÉFICIAIRES
 

De 1890 à 1900……………………………………………………….. 23,38 %
De 1901 à 1904……………………………………………………….. 79 %
En 1905…………………………………………………………………… 83,24 %

 

La raison de cet accroissement graduel de victoires ouvrières, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans le développement de la conscience ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale.

Avant 1900, la Confédération du Travail n’avait pas acquis l’épanouissement actuel ; elle était tiraillée par les tendances politiciennes et, sous le ministère Waldeck-Rousseau – Millerand, les manœuvres du pouvoir tendaient à enrayer l’essor syndical, s’efforçant de domestiquer les syndicats et d’en faire des organismes d’État.

Depuis 1900, au contraire, la Confédération du Travail, faisant front à toutes les embûches, a poursuivi l’œuvre d’organisation autonome de la classe ouvrière sur le terrain économique, proclamant que le combat devait se mener avec une égale vigueur contre le pouvoir et contre le patronat. Et le développement de l’organisme confédéral, vivifié par cette attitude de lutte, a suivi une marche ascendante.

Dès lors, il est naturel que cette attitude révolutionnaire  se soit traduite, dans les faits, par une accentuation du caractère révolutionnaire des grèves et, par conséquent,  par une augmentation des solutions favorables aux travailleurs.

C’est à la vigueur déployée dans la bataille et aussi à l’idéal révolutionnaire dont sont pénétrés les ouvriers français, et non à la puissance de leurs caisses syndicales, que sont dus ces résultats. Ces constatations ne sont pas  pour les inciter à dévier de leur ligne de conduite. S’ils s’avisaient de remplacer l’élan révolutionnaire par la thésaurisation, et de n’entreprendre de mouvements qu’avec une caisse amplement garnie et avec la prudence qu’exige la crainte d’engager de gros capitaux dans une lutte dont l’issue est douteuse, auraient-ils de meilleurs résultats ? C’est peu probable. En tous les cas, la comparaison avec les résultats obtenus dans les pays où ces tactiques prédominent n’est pas défavorable à la France.

L’accentuation révolutionnaire du mouvement gréviste est d’ailleurs caractérisée par ce fait qu’en 1905, si l’on ne tient compte que des deux plus importantes revendications parcellaires, qui sont l’augmentation des salaires et la diminution de la durée du travail, on constate que les mouvements offensifs dominent:

Sur 177666 grévistes, près de 70% —124000 — ont exigé une augmentation de salaire et plus de 85 % ont obtenu gain de cause, totalement ou en partie.

530 000 grévistes ont réclamé une diminution du temps de travail. Sur ce nombre, près de 40 % ont eu complète satisfaction, 51% ont bénéficié d’une victoire partielle et seulement 9,35 % ont subi un échec.


II. — Les conditions du travail

Il faudrait pouvoir procéder à un examen d’ensemble et montrer quelle a été la répercussion heureuse de l’action syndicale sur l’amélioration générale des conditions de travail. Mais les éléments de cette appréciation manquent. Il n’est possible que de signaler quelques faits, en certaines corporations données, où la poussée syndicale a été d’une efficacité indéniable.

Ainsi, chez les bûcherons du centre de la France (Cher et Nièvre), avant la création des syndicats, les salaires oscillaient entre 80 centimes et 1 fr. 25 par jour et la durée du travail était de quinze à seize heures. Aujourd’hui, grâce à la puissance de l’organisation syndicale, le maximum de la durée du travail journalier est de dix heures, pour le travail des bois ; de plus, les conditions du travail ont été modifiées, les salaires augmentés de 40 à 50 % et le contrat collectif, ainsi qu’une sorte de commandite paysanne, remplace, pour le travail du bois, l’ancien embauchage individuel.

Dans le midi de la France, par une série de grèves (1904-1905), les ouvriers viticulteurs ont obtenu de 25 à 30 % d’augmentation des salaires, avec une durée de travail oscillant entre un maximum de huit heures et un minimum de six heures.

En dix ans, les ouvrières et ouvriers des manufactures de tabacs, qui sont très solidement groupés, ont fait passer leur salaire d’une moyenne de 5 fr. 15 à une moyenne de 5 fr. 90, pour les hommes ; dans le même laps de temps, le salaire des femmes montait d’une moyenne de 3 fr. 23 à 3 fr. 94. De plus, la journée de neuf heures a été acquise.

Les ouvriers des manufactures d’allumettes, qui sont syndiqués dans la proportion de neuf sur dix, ont, en dix ans, fait monter la moyenne des salaires : pour les hommes, de 5 francs à 5 fr. 68 ; pour les femmes, de 3 fr. 45 à 5 francs. Eux aussi ont la journée de neuf heures.

Les ouvriers des ateliers des postes, télégraphes et téléphones, ainsi que ceux occupés à la pose des lignes et à leur entretien ont obtenu, par l’effort syndical, la journée de huit heures et un minimum de salaire de 5 francs.

Le personnel des Arsenaux de la Marine de l’État a conquis, depuis cinq ans, la journée de huit heures.

Les ouvriers boulangers ont obtenu des augmentations de salaire allant, dans certains centres, jusqu’à 1 franc par jour.

Les ouvriers coiffeurs ont ramené la fermeture des salons de coiffure à des heures normales, et ce, en certaines villes, par la grève et, en d’autres, par le sabotage particulier qu’est le badigeonnage des devantures.

Malgré ce qu’elles ont de très incomplet, ces quelques indications évoquent l’importance des résultats de l’action syndicale. Il faut observer que la grève n’a pas été toujours nécessaire ; la pression syndicale a quelquefois suffi pour rendre les exploiteurs conciliants, que ceux-ci fussent des patrons particuliers ou bien l’État.

La force syndicale a, en effet, cet avantage qu’il lui est possible de s’affirmer et d’atteindre le résultat qu’elle vise par la seule menace de la lutte. Et c’est cette menace qui, en se généralisant et s’accentuant, devient la vigoureuse manifestation de puissance ouvrière qu’est la pression extérieure, exercée sur les pouvoirs publics.

C’est par la pression extérieure que fut arrachée au Parlement la suppression des bureaux de placement. Après des incidents divers, tels que mises à sac d’officines de placeurs, manifestations plus ou moins violentes, la Confédération du Travail organisait, le même jour, dans les principales villes de France, cent meetings de protestation (le 5 décembre 1903).

L’impression que causa cette vigoureuse campagne d’agitation — menée à bien avec de faibles ressources — amena le Parlement à légiférer contre les bureaux de placement, ce qu’il s’était refusé à faire pendant vingt ans.

C’est encore par la pression extérieure que, en 1905, les conseillers prud’hommes ouvriers de la Seine obligèrent le Parlement à modifier la loi régissant la jurisprudence prud’homale ; ils refusèrent de siéger et cette sorte de grève eut le résultat voulu.

III. — Le 1er Mai 1906 et les huit heures

Nul mouvement ne symbolise mieux les méthodes d’action confédérale que la campagne d’agitation pour les huit heures, qui a eu son premier épanouissement en mai 1906, en conformité à la décision prise au Congrès confédéral de Bourges, en 1904.

a) Le sens de la résolution de Bourges. — Cette résolution stipulait que, jusqu’au 1er mai 1906, une intense campagne d’agitation allait familiariser les travailleurs avec la nécessité de réduire à huit heures la durée du travail, leur faire comprendre que cette amélioration ne sera acquise que par leur volonté et que, par conséquent, il fallait qu’ils aient l’initiative et l’énergie de ne pas consentir à travailler plus de huit heures par jour. Le Premier Mai 1906 était indiqué comme date d’action.

Certains ont pris à tâche de déformer cette résolution, d’en dénaturer l’esprit, pour la réduire à une formule impérative et, sous prétexte qu’au 1er Mai 1906 la classe ouvrière n’a pas, d’un bond, conquis la journée de huit heures, ils ont conclu avec empressement à la «faillite» du syndicalisme révolutionnaire.

Qu’il me soit permis, à ce propos, de me citer, afin  d’indiquer le mal-fondé de cette déformation. Au lendemain du Congrès de Bourges, dans le Mouvement socialiste du 15 mars 1905, j’écrivais:

«….  Il faut comprendre que la formule «Conquête de la journée de Huit Heures» n’a pas un sens étroit et rigidement concret ; c’est une plate-forme d’action qui s’élargit jusqu’à englober toutes les conditions de travail.
La « journée de Huit Heures » est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un mot de passe qui va permettre aux travailleurs de s’entendre facilement pour une action d’ensemble à accomplir. Cette action consistera à arracher au patronat le plus qu’il sera possible et, suivant les milieux et suivant les corporations, la pression revendicatrice pourra s’intensifier sur tel ou tel point particulier… Ainsi, pour les ouvriers de l’Alimentation, pour les Coiffeurs, etc., l’effort se concentre, momentanément, sur la conquête du repos hedomadaire…»

Et je concluais:

«Quoi qu’il advienne, le mouvement pour les huit heures portera des fruits. Le principe de physique «rien ne se crée, rien ne se perd» se vérifiera. L’effort accompli ne sera pas perdu ; toujours l’action engendre l’action…»

Tel était le sens de la résolution de Bourges qui, prise à la lettre, était une affirmation théorique, rigide, absolue, mais qui, en passant dans la réalité, devait subir —et a subi — les atténuations fatales qu’imposent les circonstances, le milieu, la vie.

b) Les résultats moraux. — Ce qu’il faut avant tout retenir, c’est l’énorme travail éducatif qui a découlé de cette résolution.

Pendant dix-huit mois, une propagande intense s’est faite pour les huit heures et il en est résulté la vulgarisation de la nécessité des courtes journées. Désormais, la journée de huit heures n’apparaît plus dans un lointain irréalisable — telle que l’avait posée l’imprécise propagande du socialisme dogmatique — et, qui plus est, se trouve détruit aussi le préjugé qui attribuait les conditions de vie restreinte aux faibles journées, tandis que c’est le contraire : aux courtes journées de travail correspondent les hauts salaires.

Outre cette vulgarisation, qui était indispensable pour que puissent se réaliser des améliorations portant sur la durée du travail, le caractère dominant de cette agitation a été de faire vibrer en une commune aspiration la classe ouvrière. Et non seulement le prolétariat des usines, mais encore la masse paysanne a été secouée, arrachée à ses préjugés. C’est sur cette masse, jusqu’à ces derniers temps inerte et insensible, que s’appuyaient les éléments de réaction. Or, c’est grâce à la propagande syndicaliste que les paysans viennent à la Révolution.

Grâce à l’agitation des huit heures, la classe ouvrière s’est sentie mêmes cœurs, mêmes espoirs, mêmes vouloirs. Elle a vibré à l’unisson.

La secousse a amené une cohésion plus grande. Ainsi il a été constaté que les éléments de la Confédération, qui étaient imprégnés de tendances modérées et plus corporativistes, ont subi l’entraînement et sont entrés dans le mouvement ; de sorte que l’accentuation d’action s’est faite dans l’ensemble, sur toute la ligne.

Certes, cette première levée en masse qu’ont été les journées de Mai 1906 n’a pas amené de déclenchement social. Mais elle a matérialisé la puissance d’action des travailleurs et a montré que l’entrée en lutte, sur le terrain économique, engendre les plus fécondes répercussions sociales, influençant les pouvoirs publics et agissant contre eux, aussi efficacement que contre les capitalistes .

Cette levée en masse a été le choc de deux classes. Le Travail et le Capital se sont trouvés face à face, à l’état de guerre; et le pouvoir, pour «avancé» qu’il soit au point de vue simplement politique, s’est trouvé de «l’autre côté de la barricade» — contre le prolétariat.

Cette gymnastique de révolte a eu, au point de vue moral, de précieuses conséquences : outre qu’elle a rendu la classe ouvrière plus consciente, elle lui a permis de mesurer sa force et lui a fait entrevoir ce qu’elle pourra — lorsqu’elle voudra fermement.

c) Les résultats matériels. — Mais l’agitation pour les huit heures et la levée en masse de Mai 1906 ont eu aussi des résultats matériels, qu’il est utile d’esquisser.

Sur le pouvoir, d’abord, la pression exercée s’est rapidement manifestée par le vote de la loi sur le repos hebdomadaire ; puis, pour étaler sa sollicitude à l’égard des travailleurs, le gouvernement a annoncé son intention de proposer que soit réduite au maximum de dix heures la durée de la journée de travail, qui est actuellement de douze heures.

Au point de vue économique, un premier résultat a été la vulgarisation de la pratique de la «semaine anglaise», c’est-à-dire la suspension du travail, dans les usines et les ateliers, le samedi après-midi. Cette pratique tend à se répandre, comme corollaire de la fermeture des magasins le dimanche et, depuis le 1er Mai 1906, elle est en usage dans nombre d’ateliers de mécanique ou de métallurgie.

Les travailleurs de l’imprimerie ont obtenu la journée de neuf heures, au lieu de dix, avec une augmentation de salaire qui est, pour le typographe parisien, de  70 centimes par jour (7 fr. 20 au lieu de 6 fr. 50). Pour les ouvriers des machines à imprimer, l’augmentation a été variable et a été surtout caractérisée par un relèvement des petits salaires.

Les lithographes, dont la Fédération se distingua par une merveilleuse campagne d’agitation, ne purent pas, malgré leur obstination, obtenir la journée de huit heures ; ils ont dû se satisfaire de celle de neuf heures dans certains centres.

À Paris, dans la joaillerie, la journée a été réduite à dix heures, dans les trois quarts des maisons, avec une augmentation de salaire qui a atteint jusqu’à 1 fr. 50 par jour. Dans la bijouterie, il y a eu aussi la journée de neuf heures avec, en bien des cas, augmentation de salaire, en quelques rares maisons se fait aujourd’hui la journée de huit heures.

Les infirmiers des hospices parisiens ont, par la seule pression syndicale, obtenu diverses améliorations, portant sur les congés du travail.

Les coiffeurs ont, à partir du 1er Mai 1906, donc avant la loi, imposé la fermeture des salons de coiffure un jour par semaine.

Les ouvriers terrassiers ont obtenu que, dans les prochaines adjudications, serait tentée la journée de huit heures et, pour une spécialité (les tubistes travaillant à l’air comprimé), la journée qui était de douze heures a été ramenée à huit heures, avec même salaire. De plus, le syndicat qui, avant le 1er Mai, comptait huit cents adhérents, en avait trois mille après.

Dans le bâtiment, les résultats n’en sont pas moins appréciables : les tailleurs de pierre qui avaient 75 centimes de l’heure ont obtenu 85 et même 90 centimes. Les ouvriers du ravalement ont obtenu neuf heures au lieu de dix et même salaire (12 francs). Les maçons limousinants, qui avaient de 60 à 65, ont monté au minimum de 70 et la majorité 75 centimes de l’heure. Les maçons-plâtriers touchaient de 75 à 80 et, de façon générale, ils ont un sou d’augmentation par heure, allant même jusqu’à 95 centimes. Les «garçons de ces corporations ont tous obtenu une augmentation oscillant entre 5 et 10 centimes ; ceux qui avaient 45 centimes sont passés entre 50 et 55 centimes ; ceux de 50 à 55 [

De nouvelles luttes ont encore accentué ces résultats. Ainsi. par contrat passé, en décembre 1909, entre les divers syndicats ouvriers et la chambre syndicale des entrepreneurs de maçonnerie à Paris, les salaires sont : pour les tailleurs de pierre, 1 franc ; les limousinants, 0 fr. 55; les maçons-plâtriers, 0 fr. 95. Les «garçons» maçons ont 0 fr. 70 ; les «garçons» limousinants, 0 fr. 65.]. En outre, le repos hebdomadaire, de façon générale, a été obtenu — et ce, avant la mise en vigueur de la loi.

Mais, outre ces satisfactions matérielles, il y a, pour le bâtiment, d’autres observations à noter : avant le mouvement de mai, sur les chantiers, les ouvriers se modelaient sur le plus «bûcheur», celui-là était l’entraîneur qui poussait à «en abattre». Aujourd’hui, c’est le contraire : on se modèle sur celui qui travaille le plus lentement, c’est lui qui est l’entraîneur —si on peut s’exprimer ainsi. La conséquence est que, pour les entrepreneurs, il y a diminution de rendement d’environ 20 à 25 %. Outre cela,  il y a, désormais, chez les ouvriers du bâtiment, un élan syndical superbe.

Chez les menuisiers où, ces dernières années, s’était constatée une regrettable apathie, le mouvement de mai a été un coup de fouet. Si, en quelques rares maisons seulement, a été obtenue la journée de neuf heures, il s’est constaté un relèvement de la conscience syndicale de très heureux présage.

Les peintres en bâtiment ont obtenu que le salaire soit porté à 0 fr. 85 au lieu de 0 fr. 75 et 0 fr. 80 par heure.

Les ouvriers des tanneries et peausseries ont obtenu la réduction de la journée de travail à dix heures au lieu de douze, avec augmentation de salaire et le repos hebdomadaire.

Ces quelques indications, bien que très incomplètes, et restreintes plutôt à Paris, montrent l’efficacité matérielle de la campagne des huit heures.

En province, aussi, les résultats matériels acquis ont été importants : à de très rares exceptions près, partout où l’action s’est engagée, il s’est enregistré des résultats. Une énumération, outre que fastidieuse, ne pourrait être qu’incomplète. Parmi les corporations qui ont agi et qui, en nombre de villes, ont obtenu des améliorations, citons les diverses catégories d’ouvriers du bâtiment, les ouvriers des cuirs et de la chaussure, les ouvriers de l’alimentation, les coiffeurs, les métallurgistes, les lithographes, les typographes, etc.

Telle est, en rapide raccourci, la vue d’ensemble des efforts et des conséquences, au double point de vue moral et matériel, de la campagne des huit heures, qui a eu son épanouissement au 1er Mai 1906.

IV. — Effort continu

Le mouvement de mai 1906 n’a pas été un aboutissement, un couronnement d’action, mais, au contraire, un commencement, un engrènement de lutte.

Pourtant, certains ont tenu à considérer cette campagne comme une «fin».

Ceux-là ont été de deux sortes : d’abord, des dénigreurs du syndicalisme, redoutant que son attraction ne détourne les travailleurs du parlementarisme et, d’autre part, les ennemis de la classe ouvrière.

Les uns et les autres — en raison de leurs mobiles particuliers — se sont évertués à travestir les événements et à présenter la campagne confédérale comme une faillite de la tactique révolutionnaire, sous le prétexte qu’au Premier Mai 1906 la journée de huit heures ne fut pas conquise d’un bond.

Cette argumentation a reçu des faits le plus éclatant des démentis. La faillite prévue, annoncée, n’est pas venue — il s’en faut !

Le syndicalisme révolutionnaire est plus vigoureux, puissant que jamais. À ceux qui avaient prédit sa mort, les organisations confédérées ont prouvé combien il est vivace et fécond, par le meilleur des arguments — par l’action !

Depuis mai 1906, la lutte économique s’est poursuivie — et intensifiée — avec une vigueur inlassable. Cependant ce n’est pas faute que les difficultés ne se soient accumulées sous les pas de la C.G.T.

Elle a, ces dernières années, subi un rude assaut.

Elle a été en butte aux persécutions forcenées du pouvoir, synthétisé en Clemenceau. Ce politicien crut profitable de couronner sa louche carrière en essayant, pour le compte de la haute banque et du grand patronat, de briser la Confédération. Il a échoué dans cette tentative et n’y a gagné que mépris et renom sanglant.

Ce n’est pas le lieu d’esquisser l’historique de cette période de persécution, commencée par des menaces de dissolution de la C.G.T. et qui se continua par l’incarcération de militants, par de basses et ténébreuses manœuvres et par les tueries ouvrières de Raon-l’Étape et de Villeneuve Saint-Georges.

Malgré toutes les embûches, malgré l’acuité de cette réaction, l’organisation syndicale n’en a pas moins continué son essor.

Sa marche en avant a été marquée par des mouvements sociaux d’une importance considérable. Tels, entre autres, la grève des électriciens, en mars 1907, l’effondrement du lock-out du bâtiment en 1908  et, en 1909, la grève de tout le personnel des P.T.T.

Ainsi, l’action syndicaliste gagne non seulement en profondeur, mais en étendue. Désormais, elle n’est plus limitée à la seule masse ouvrière. Elle a conquis — et elle conquiert tous les jours davantage — des couches qui semblaient loin de sa portée, tels les salariés de l’État (instituteurs, fonctionnaires, etc.), qui se révoltent de plus en plus contre l’Autorité étatique.

En ces circonstances encore, il s’est constaté, une fois de plus l’inefficacité de la répression. De toutes les épreuves subies, le syndicalisme sort toujours plus fort, toujours plus vigoureux !

Aussi est-on en droit de conclure que les persécutions incessantes dont le gouvernement démocratique a poursuivi les militants syndicalistes, la rigueur des répressions judiciaires, la fréquence des interventions de l’armée, etc., sont autant de preuves de la force redoutable qu’est devenue, en face du pouvoir et du patronat, la Confédération générale du Travail.

Nous venons d’esquisser, rapidement, la tactique et l’action de la Confédération générale du Travail. Nous avons suivi pas à pas le développement de l’organisation syndicale, noté ses caractères d’autonomie et de fédéralisme, constaté que l’action qu’engage ainsi la classe ouvrière, sur le terrain économique, ne se limite pas aux broutilles corporatives, mais s’élargit au point d’englober l’ensemble des problèmes sociaux.

Nous avons constaté les résultats de sa tactique et de ses moyens d’action, reconnu le caractère essentiellement révolutionnaire de cette pratique, même quand l’action engagée se limite à des revendications momentanées et parcellaires.

Nous avons vu le processus normal de la grève ; la grève, d’abord partielle, battant en brèche le capital, visant à l’exproprier partiellement de ses privilèges ; puis devenant grève de solidarité ou bien grève de corporation, accentuant son caractère social et s’attaquant non seulement au capital, mais aussi au pouvoir. Ensuite, de la grève ainsi comprise et pratiquée, nous avons vu surgir l’idée de grève générale, qui est la matérialisation de l’idée de révolution intégrale et dont la réalisation s’esquisse par les levées en masse du genre de celle de mai 1906.

C’est pourquoi, des leçons d’hier, de ce que nous avons vu et constaté, nous pouvons conclure que l’avenir est au syndicalisme et qu’il porte en lui un monde nouveau.

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Motion antifascisme

Confortés par des partis qui reprennent des propos et des pratiques de l’extrême droite, les groupes fascistes refont surface. Les dernières actions contre le mariage pour tous et toutes ont été l’occasion pour eux d’être mis sur le devant de la scène. Nous dénonçons la banalisation du FN et de ses idées xénophobes et racistes.

L’exclusion, le rejet de l’autre, la fermeture des frontières, la désignation de boucs émissaires, la dénonciation de l’immigration comme responsable de tous les maux sont des attitudes qui, l’histoire en témoigne, conduisent au pire. L’Etat entretient un climat délétère en organisant des expulsions massives qui participent à la stigmatisation des immigré-es et des Roms. Au contraire, il est nécessaire d’agir avec détermination contre les commandos fascistes.

Odieux et inacceptable en lui-même, le meurtre de Clément dépasse le drame individuel. Agressions contre les lesbiennes, bi-es, gays et les personnes trans, contre les immigré-es et les personnes issu-es de l’immigration, les musulman-es, actes antisémites, violences envers des militant-es antifascistes et des organisations progressistes, se sont multipliées dans toute la France comme à travers toute l’E

urope. Le mensonge, la haine, la violence, la mort, voilà ce que porte l’extrême-droite, de tout temps et en tous lieux.
Ce n’est pas une question morale ; le fascisme se nourrit des peurs face à l’avenir : 5 millions de chômeurs et chômeuses, 8 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, 3,5 millions de mal logé-es, accroissement de la précarité, conditions de travail dégradées, licenciements, fermetures d’entreprises… Face à l’explosion des inégalités et aux politiques d’austérité, il faut reconstruire l’espoir collectif en une société plus juste. La question de la répartition des richesses que nous produisons est fondamentale. L’extrême-droite est à l’opposé de ces valeurs.

Si nous ne lâcherons rien face à l’extrême droite, refusant qu’elle parade dans la rue, agresse des militants, s’attaque à des locaux syndicaux, violente des personnes pour leur seule « différence » (immigrés, homosexuels, etc.) ou diffuse ses idées xénophobes, homophobes et autoritaires, nous ne lâcherons rien non plus sur le terrain social !

Certes nous sommes antifascistes et antiracistes pour des questions de valeurs et d’éthique. Mais s’arrêter à cette position ne nous satisfait pas. Car notre lutte contre l’extrême droite se fonde sur un projet de société radicalement antagoniste.

Anticapitalistes ! Parce que nous pensons qu’au cœur des drames sociaux, économiques, écologiques et humains qui sévissent aujourd’hui, se trouve la division de la société en classes sociales. D’un côté ceux qui possèdent, dirigent et optimisent leurs profits ; de l’autre ceux qui sont soumis au chantage à l’emploi, subissent la dictature de la productivité, doivent obéir à leur hiérarchie et sont privés de toute capacité de décision réelle. Ce ne sont pas l’Union européenne, le Qatar, la Chine ou la « finance » qu’il faut combattre, ni même le « grand capital et la mondialisation ». Ce ne sont que des leurres, des paravents pour éviter une remise en cause du capitalisme lui-même. La lutte des classes existe, et nous devons la mener, et contester la cause première des crises économiques et sociales : le fait qu’une minorité possède les moyens de production et d’échange, décide de leur usage, de nos besoins et de ce que nous devons accepter de faire pour satisfaire à leur unique but, conserver, voire augmenter, leur profit ! La « financiarisation » ou à la « mondialisation » de l’économie ne sont que les conséquences actuelles de cette logique. Attaquons-nous donc au fond, le capitalisme lui-même, et non à ses formes.

Autogestionnaires ! Parce que nous pensons que déléguer son pouvoir de décision à des leaders, des partis politiques ou des experts-spécialistes, c’est déjà accepter que d’autres gèrent nos vies sans nous demander notre avis et sans que le moindre contrôle réel puisse exister. Les projets sociaux-démocrates comme communistes autoritaires ont échoué d’avoir sacralisé l’État, la représentation politique et les « avant-garde éclairées ». L’extrême droite ne sait que réclamer un renforcement de l’Etat, de la hiérarchie et de l’autorité. Plutôt que de continuer à chercher qui sera notre meilleur représentant, le plus « compétent » ou le « moins pourri », prenons nos affaires en main, reprenons le contrôle de nos vies. La démocratie, oui, mais directe. Des mandatés, oui, mais révocables. Des syndicats, oui, mais autogérés ! Un projet certes exigeant, mais qui est la seule alternative pour éviter « trahisons », « non-respect des promesses » et autres « affaires de corruption » qui font le jeu de l’extrême droite.

Internationalistes ! Parce que nous pensons que les références à la « patrie », au « protectionnisme économique », à « l’union nationale » ou au « contrôle de l’immigration » ne sont que des reculs idéologiques pour gagner des voix et flatter les bas instincts des électeurs influencés par le discours volontairement simpliste de l’extrême droite. Parler de patrie, c’est faire croire que, parce que l’on est né français, on a les mêmes intérêts que l’on soit patron ou salarié. Parler de contrôle de l’immigration, c’est nier les responsabilités néocoloniales de l’État français et des entreprises françaises dans l’appauvrissement volontaire et la destruction des systèmes sociaux des pays dits « du Tiers-Monde » : pillage des ressources naturelles (pétrole, uranium, bois, cacao, etc.), mais aussi privatisations des services publics, imposition d’une agriculture intensive contre les cultures vivrière et d’autosubsistance, accords de soutien militaire et « policier » (rappelons-nous la Tunisie de Ben Ali, par ailleurs membre de l’internationale des partis socialistes…), etc. Si Areva (entreprise bien française…) arrêtait de détruire des régions entières du Mali ou du Niger pour récupérer l’uranium nécessaire à l’énergie nucléaire française, si Bouygues, Bolloré et consorts arrêtaient de soutenir les dictatures des pays ouest-africains pour défendre leurs parts de marché, les habitants de ces pays n’auraient sûrement pas la nécessité de venir chercher en France de quoi survivre en abandonnant toute leur vie… C’est aussi faire croire que le chômage viendrait des immigrés et non pas des licenciements… Or ce sont bien les directions des entreprises qui virent pour accroître leurs profits, et l’État qui, sous prétexte d’économie, supprime des milliers de postes de fonctionnaires et détruit les services publics. Bref, parler de patrie ou de contrôle de l’immigration c’est encore une fois accepter de céder à l’extrême droite qui ne cherche qu’à nier la lutte des classes pour la remplacer par la lutte entre les peuples…

L’extrême droite se nourrit des contre-réformes des gouvernements successifs face au capitalisme en crise ; elle se délecte des renoncements idéologiques politiques et syndicaux ; elle prospère sur le terrain du recours aux faux-semblants de patrie, d’État protecteur et de personnalisation du pouvoir ; elle grossit des affaires de corruption à répétition entre détenteurs du pouvoir politique ou économique ; elle s’extasie de la destruction des systèmes de solidarité comme du repli sur soi et de la peur qui s’ensuivent.

Alors, si nous voulons réellement renvoyer l’extrême droite dans les poubelles de l’histoire, nous devons reprendre l’offensive sociale, renforcer l’auto-organisation des travailleurs, reconstruire des lieux d’entraide et refuser de déléguer notre pouvoir de décision à qui que ce soit. L’extrême droite hait les syndicats, les grèves et les victoires sociales parce qu’elle ne vit que de la misère, de la peur et de la victimisation. Nous ne la vaincrons qu’en renversant enfin le rapport de force et en conquérant enfin de nouveaux droits sociaux. Ce sera l’un des enjeux fondamentaux de la lutte qui s’annonce contre les nouvelles contre-réformes des retraites et de l’assurance chômage. Céder une fois de plus sera la porte ouverte vers la résignation, l’individualisme, la rancœur, la haine et le refuge vers « celui ou celle qui gueule le plus fort ». Il n’appartient qu’à nous de tout faire pour l’empêcher…

Plus que jamais, sur le terrain, dans les quartiers, dans les entreprises, nous lutterons sur le plan syndical, social et humain, contre les idées de l’extrême droite et de ses alliés.

La CNT appelle l’ensemble des travailleuses et des travailleurs à la plus grande vigilance et à réagir à chaque situation où s’expriment le racisme, l’homophobie, le sexisme, et l’autoritarisme. Sur nos lieux de travail et dans nos quartiers, ne laissons pas le venin de l’extrême-droite se répandre.

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Ethique syndicaliste révolutionnaire et mission d’agent de contrôle

Le droit du travail en système capitaliste

En tant qu’agents du ministère du travail notre mission est d’appliquer un droit du travail censé protéger les salariés. Comment doit-on considérer ce droit ? Le droit du travail est-il un droit protecteur ou le droit du capital et du travail subordonné ? Le droit du travail est fondamentalement ambigu, à la fois outil de politique économique ou moyen de politique sociale. Le droit du travail est un droit protecteur pour les salariés ET le droit du capital.

Ce droit n’est « protecteur » que dans certaines limites qui sont celles du capitalisme. Pour exemple il n’y a pas et il n’y aura jamais de réelle définition contraignante du motif économique sur le fond. La grève n’est tolérée qu’une fois vidée de son potentiel révolutionnaire avec l’interdiction des grèves dites « politique » et de solidarité, la sacro-sainte « liberté du travail » pour les non grévistes. Le travail sera toujours soumis à la loi du profit et à la toute puissance patronale de disposer librement et privativement du travail d’autrui, de l’organiser et de s’en séparer.

De ce point de vue le droit du travail organise le travail subordonné et les règles de concurrence entre entreprises mais dans le même temps il pose certaines limites à la relation d’exploitation. Plus, l’instauration d’un droit du travail minimum est indispensable au système capitaliste, il lui permet de fonctionner et de se reproduire, en offrant à la main d’œuvre des garanties sans lesquelles elle s’épuiserait et en maintenant la paix sociale.

Ainsi le droit du travail révèle la vraie nature du pouvoir politique en général, de la social-démocratie en particulier.

C’est dire que ce droit n’est pas l’œuvre d’un législateur bienveillant, agissant au nom de l’ « intérêt général ». Dans le système capitaliste qui l’a vu naître et se développer, il est en effet le produit des luttes entre patrons et travailleurs. L’encadrement de cette subordination fondamentale du travail, le degré de protection et les évolutions du droit dépendent essentiellement du niveau de mobilisation des travailleurs et des rapports de force sociaux. C’est bien à la réalité de ces rapports de forces à laquelle nous sommes confrontés en permanence.

Quelle mission et quel positionnement pour l’agent de contrôle ?

Ce préalable doit orienter notre positionnement en tant qu’agent de contrôle. Nous ne cherchons pas à appliquer le droit du travail comme une fin en soi, mais bien en ce qu’il peut être utile aux travailleurs à titre individuel et collectif. Et ceci ne peut se faire indépendamment des luttes sociales que ceux-ci mèneront pour garder leurs droits et en imposer de nouveaux.

Loin d’être un acteur « neutre » ou « impartial » au dessus de la mêlée, nous sommes engagés dans la mêlée de la lutte des classes. Ce n’est pas parce que nous sommes dans une institution étatique de régulation sociale que nous sommes condamnés à intégrer l’idéologie social-démocrate de la régulation dans notre rapport au travail.

En interne, notre mission n’a de sens qu’en tant qu’elle peut être utile pour faire respecter les droits des travailleurs ou l’aider à faire valoir ses droits devant les prud’hommes. Toute autre mission éventuelle (flicage des étrangers, contrôle d’affichage sur demande du pouvoir politique ou de l’administration, etc.) est étrangère à cette mission.

En externe, nous participons aux luttes du monde du travail par notre engagement direct (manifestations, grèves, etc.) au sein de ces mouvements et participons à diffuser l’information sur ces luttes afin se sensibiliser nos collègues. Au-delà de la participation effective à lutte en question, il s’agit de tenter de faire progresser la conscience de classe. Ce qui signifie pour nos collègues agents de contrôle, les faire de descendre de leur piédestal de régulateurs sociaux, afin qu’ils s’identifient eux-mêmes comme des travailleurs pouvant participer et aider les luttes des autres travailleurs.

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La liberté d'entreprendre, salariat et démocratie ?

D’après une réflexion de Frédéric Lordon.

Proposition

Le principe démocratique est celui de l’égale participation de tous aux affaires collectives, or tout rapport de production (engageant plus d’une personne), est une entreprise collective, le principe démocratique doit s’y appliquer et donc, la propriété privée de l’entreprise est par nature anti-démocratique.

Corollaire

Nous devons affirmer le principe autogestionnaire dans les sphères productives et politiques. Nous devons œuvrer à l’abolition du patronat et du salariat.

Argumentaire

Partons du concept rudimentaire mais consensuel de la démocratie, définit par le principe d’égale participation de tous les citoyens aux affaires collectives, au pouvoir politique. Cette égale participation implique certaines conditions de réalisation. Par exemple l’égalité des droits doit être garantie, mais on voit rapidement que c’est insuffisant : la loi interdit aussi bien au riche qu’au mendiant de dormir sous les ponts. Comment parler de démocratie lorsque des inégalités économiques et sociales de ce type rendent la participation au pouvoir politique impossible ?

Le mendiant n’est-il pas un citoyen ? S’est-il exclu lui-même des affaires collectives ? Qui aujourd’hui aura le front de dire que le mendiant est à la rue par ses fautes et insuffisances personnelles ? Et, pour reprendre le mot de Rousseau, qui sera assez simple pour le croire ? A l’extrême rigueur, on sait bien que les prétendues erreurs ou accidents de parcours n’ont pas la même probabilité d’apparition ni les mêmes conséquences pour les différentes classes sociales. Dira-t-on que ces différences sociales sont légitimes ?

La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (fondation de la République française instaurée par la Révolution) affirme que les différences ne peuvent être fondées que sur l’intérêt commun. C’est à ce moment que les problèmes commencent car comment, et surtout qui, établira cette définition de l’intérêt commun ? C’est naturellement le pouvoir instituant du peuple, démocratiquement, soit à cette époque l’assemblée des représentants. Mais au moment où la possibilité même de l’inégalité et la limitation de cette inégalité sont discutées et validées dans la déclaration de droits de l’homme, les conditions de la démocratie sont-elles suffisamment établies ? Et dans le cas contraire, ne risque-t-on pas de voir cette limitation de l’égalité servir non l’intérêt commun mais celui de la classe sociale (les représentants bourgeois) qui a pu justement élaborer la définition de l’intérêt commun ? On comprend ainsi que cette définition reste encore aujourd’hui un enjeu de bataille politique entre les classes sociales.

Quoiqu’il en soit, l’idéologie dominante oscille actuellement entre l’acceptation des inégalités les plus fortes, au nom de la liberté économique (amenant au final la prospérité globale par les mécanismes du marché), et une certaine limitation de cette inégalité au nom de la paix sociale, d’un certain humanisme (à gauche) ou de la charité (à droite). Dans les deux cas la liberté économique, la liberté d’entreprendre sont considérées comme fondamentales à l’intérêt général. C’est l’extension de cette liberté qui fait en général débat, jamais son principe.

La déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen garantissait aussi le principe très général de la propriété privée, incluant sans distinction la propriété des moyens de production et la possibilité d’avoir un usage garanti des biens (et il y a eu querelle autour de ce point, en particulier entre les robespierristes qui voulaient subordonner le principe de propriété à celui de l’égalité, et entre autres, les libéraux).

Quelle relation pointer entre la propriété privée, la liberté d’entreprendre et de la démocratie ?

La liberté d’entreprendre et la garantie de la propriété privée permettent la constitution de l’entreprise au sens où on l’entend aujourd’hui. Or qu’est-ce que l’entreprise ? C’est la rencontre du capital et du travail dans le but de produire des biens et services pour permettre la survie de l’entreprise et « éventuellement » d’un profit.

On voit immédiatement que la rencontre du travail et du capital est a priori un rapport de réciprocité car les apporteurs de machines ne peuvent se passer du travail et, inversement, les travailleurs ne peuvent travailler sans l’utilisation des machines.

Mais le capital est aussi du capital argent. Et la domination ira à celui qui peut se passer le plus longtemps de l’autre. Et à ce jeu là le travailleur est battu d’avance car pour se payer à manger aujourd’hui il doit travailler, alors que le capitaliste a assez d’argent pour tenir un moment.

[ Marx répond à deux questions qu’il nous est impossible ici de détailler: l’origine du capital initial dans les mains de l’entrepreneur est issu d’un rapport de domination et d’un procès historique de violence (théorie de l’accumulation primitive du capital : Le Capital, I, VIII, XXVI) ; le profit ne peut se faire que par le « vol » d’une partie du travail (théorie de la plus-value). ]

A partir de cet instant le capital va pouvoir entrer dans un rapport dissymétrique, faire travailler sous ordres, par subordination, en échange de la rémunération (la plus faible possible, mais là n’est pas l’essentiel, l’essentiel est le rapport salarial comme tel).

Ici la liberté d’entreprendre se lie au problème démocratique. Car l’esprit d’entreprendre peut généralement se définir par la volonté de réaliser des choses. Ceci ne pose pas de problème démocratique direct tant que l’on peut entreprendre seul : monter une entreprise de vente de papillon peut se faire seul. Dès que l’on veut faire quelque chose qui demande la collaboration d’autrui le problème change de nature. Collaborer signifie que l’on va participer à un projet collectif, à une affaire commune. Or, l’entrepreneur privé ne veut pas de collaborateur, d’associés égaux, il veut des mercenaires. Le rapport salarial est un rapport d’enrôlement. Plus généralement, c’est un rapport de subordination, un rapport inégalitaire. C’est un rapport social non démocratique dans le cadre d’une affaire pourtant commune à plusieurs personnes. Est-ce acceptable ? Les libéraux diront que oui, mais nos institutions dévoilent la contradiction entre les principes démocratiques et le rapport salarial. Cette contradiction s’incarne dans un dispositif qui reconnaît que le contrat de travail n’est pas un véritable contrat (car selon la théorie libérale même, ne peuvent contracter que des individus égaux et sans contrainte). Ce dispositif est le Code du Travail, fort attaqué à notre époque, et qui est censé compenser le caractère inégalitaire du rapport. Est-ce suffisant ? Nous pensons que non.

Pour confirmer notre hypothèse, il faut affirmer l’idée du caractère politique des relations sociales en entreprise. Dans l’entreprise il y a des rapports de pouvoir, de domination, des décisions prises et qui concernent l’ensemble des travailleurs. La démocratie peut-elle s’arrêter aux portes de l’entreprise ? Cela voudrait dire que l’entrepreneur peut acheter (souvent à vil prix SMIC, contrats aidés, etc.) la liberté du travailleur. Cela voudrait dire que la démocratie valide l’inégalité, cette menace des conditions d’exercice de la souveraineté populaire. Plus profondément cela signifie que des affaires collectives peuvent être achetées par le capitaliste, et qu’à terme, par le procès d’accumulation, toutes les activités sociales pourront entrer dans la sphère marchande et le rapport de la propriété privée.

Donc, le principe démocratique implique que l’entreprise, qui concerne tous ceux qui y travaillent, soit considérée comme une entité collective, donc politique, et qu’elle ne peut appartenir à un propriétaire ou à des actionnaires. Elle doit appartenir, à égalité, à tous ceux qui y travaillent. Son extension et son activité limitées n’en font certes pas une chose publique (une République, concernant tous les citoyens) mais une chose commune (une Récommune, concernant tous les travailleurs).

La liberté d’entreprendre ne peut donc s’accorder à la démocratie que par l’abolition de la propriété privée des moyens de production, et par la transformation de l’entreprise en récommune.

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Autorité : Quelle organisation non hiérarchique de nos services ?

Affirmer et agir partout et tout le temps, quand c’est possible, le principe de refus de la hiérarchie.

La notion de hiérarchie, un sacré obstacle

Durant la Grande Révolution, quand s’affirmaient les principes républicains naissants, et où le peuple veillait à ce qu’on ne les prostitue pas, une intense réflexion était menée quant à l’élection des officiers par les hommes du rang. Qu’est-ce que cela nous apprend sur la hiérarchie ?

L’armée, domaine où le principe hiérarchique semble le plus incontestable, a été investie par l’aspiration démocratique. Rappelons au passage que le stratège, dans l’Athènes classique, était élu. Essayons de voir dans quelle mesure la démocratie et la hiérarchie sont incompatibles.

Hiérarchie dérive de deux mots grecs : hiéros et archè. Archè signifie principe, fondement, origine, comme dans monarchie : un seul principe, un seul fondement du pouvoir. Hiéros signifie sacré. Or le sacré est ce qui sort de l’appréhension commune et quotidienne, c’est ce qui ne se discute pas, ce qui semble inaltérable, qui ne semble pas issu de l’activité de la société.

Pourquoi tient-on autant à ce mot de hiérarchie alors que l’on prétend que les différences de statut social sont définies et garanties par le pouvoir législatif des députés, donc par la « volonté » des électeurs ? C’est sans doute parce qu’il faut que nous gardions en tête que ces différences sont peut-être modulables à la marge, mais aucunement attaquables dans leur principe. Et les députés, s’ils sont élus, n’en respectent pas moins le caractère sacré de la hiérarchie, la défendant comme tel. Il faut conserver le caractère indiscutable et impensable de cette sacralité. En outre, derrière le mot sacralité résonne un principe ontologique et axiologique. Ontologique signifie que la hiérarchie est une donnée fondamentale de l’être en général, c’est une propriété de toutes organisations, cette graduation entre supérieurs et inférieurs serait dans la nature des choses. Il est aussi fou de vouloir la combattre que de vouloir combattre la loi de gravitation. Axiologique signifie relatif aux valeurs. La hiérarchie est aussi une échelle de valeur. Les individus ont d’autant plus de valeur qu’ils occupent une place élevée. Combattre la hiérarchie serait un scandale moral.

Revenons aux armées révolutionnaires. En voulant élire directement les officiers, c’est l’égalité qui se faisait jour. C’est à égalité que les soldats auraient tiré de leurs rangs ceux qu’ils estimaient les mieux placés pour coordonner les opérations. De portée plus générale est le dialogue entre un chirurgien célèbre invité à l’émission de radio Répliques, et un Alain Finkielkraut outré par ses propos. Le chirurgien affirmait qu’il fallait parfois un coordonnateur, un chef d’orchestre dans un bloc opératoire, mais que cette fonction pouvait être remplie par un infirmier.

Ceci illustre le fait que, ces fonctions spéciales n’impliquent pas de privilèges, de supériorité de salaire, etc. D’ailleurs, ces fonctions de responsabilité doivent être désirées par implication dans une ouvre collective à laquelle on a suffisamment participé, à égalité, pour la penser notre. Ainsi, on pourra les faire tourner. Et le poids de la responsabilité ne justifiera pas une rétribution financière ou un pouvoir lié à un statut définitif, sacré, hiérarchique.

Alors chez nous, nous pourrions tout à fait penser une organisation égalitaire qui élirait les fonctions de « direction », qui définirait un plan de formation pour que chacun puisse occuper tour à tour ces positions. Les fonctions de direction n’étant pas directement « techniques », on peut imaginer une formation généraliste. Preuve en est les énarques qui peuvent diriger tour à tour, et avec une compétence et une intelligence toutes relatives, le Ministère de la Santé, du Travail, du Budget, de l’Intérieur, etc. On peut penser également, que la nature des fonctions et leur extension soient définies par le collectif de travail. Nos collectifs de travail étant sous contrôle direct de l’ensemble des citoyens quant à nos objectifs généraux et leur réalisation. Ainsi nous en aurions fini avec l’organisation hiérarchique.

Nous pourrions déjà demander des AG autogérées, des réunions hors hiérarchie avec une présidence tournante, nous pourrions affirmer que des sections uniquement composées d’inspecteurs ne posent pas problème si l’éventuelle fonction d’animation ou de direction est rotative, si nous renonçons à l’évaluation par un supérieur… Mais le réel est là. Nous ne fonctionnons pas ainsi et toute tentative séditieuse finirait au mieux par une procédure disciplinaire. Comment dès lors travailler sans risque à la réalisation des conditions de possibilité d’une telle organisation ?

La notion d’autorité ou comment affaiblir le pouvoir de la hiérarchie

Le philosophe et psychanalyste Slavoj Zizek reprend la notion d’autorité pensée par Hannah Arendt :

« L’autorité représente le pouvoir dont sont investies certaines personnes en raison de leurs fonctions, ou de leur « position d’autorité » concernant l’information et la connaissance dont il est question. Par exemple, nous trouvons une forme d’autorité personnelle dans la relation entre parent et enfant, entre enseignant et élève – ou elle peut être conférée aux fonctions (un prêtre peut accorder l’absolution, qui est valable même s’il est complètement ivre). Elle se caractérise par une reconnaissance incontestable de la part de ceux qui sont enjoints d’obéir : la coercition et la persuasion ne sont pas nécessaires. L’autorité ne provient ainsi pas simplement des attributs de l’individu. Son exercice dépend d’une volonté de la part des autres de lui accorder leur respect et de reconnaître sa légitimité, plutôt que d’une capacité personnelle à persuader ou à contraindre. »

Arendt précise que le pouvoir par l’autorité est solide tandis que le pouvoir par contrainte et persuasion est instable. Ainsi pense-t-on que le parent qui doit battre son enfant, le professeur qui multiplie les punitions, ou l’État qui massacre sa population ou l’enferme massivement pour conserver sa domination sont des exemples de pouvoirs faibles sombrant dans la violence, et au final, prêts à se fissurer.

Nous autres, qui ne sommes plus des enfants, à qui accorderons-nous l’autorité ? A qui est-il décent d’obéir ? En tant que citoyens, nous avons par principe l’égale participation à la direction de la cité. Cette souveraineté partagée nous est volée par le principe général de la représentation et de la hiérarchie ; dans les entreprises par le principe de la subordination salariale (obéir au propriétaire en échange d’une paye). Tout le problème vient de l’autorité qu’ont les patrons, et les chefs. Tout le problème est cette autorité qu’on veut bien leur consentir.

Il n’est légitime et digne d’accorder l’autorité qu’à ceux que nous désignons directement et aux conditions qui sont les nôtres. Nous ne sommes pas des enfants, nous sommes des citoyens, aussi devons-nous refuser l’autorité à ces « chefs » imposés par la bureaucratie. La condition de possibilité d’une organisation non hiérarchique est le retrait de l’autorité de nos chefs pour ne leur laisser que la persuasion et la menace disciplinaire. Et cela est très simple à faire, il suffit de les regarder dans les yeux pour qu’ils ne trouvent dans notre regard aucun respect pour le pouvoir attaché à leur fonction. A partir de ce moment là, il n’y a plus que la contrainte économique pour nous faire « accepter » cet état de fait. Nous n’avons que dédain pour un pouvoir attaché à une personne que nous n’avons pas choisi. Parce qu’il faut bien voir que lorsqu’on travaille correctement avec nos chefs, n’en demeure pas moins un rapport fondamental de domination (a minima statutaire), du fait que leur position n’est pas issue de la volonté directe du collectif des travailleurs. Ceci est absolument intolérable à quiconque œuvre au mouvement d’émancipation.

La Boétie décrivait déjà ce principe au XVIe siècle, beaucoup ont des chefs sur la tête (chefs, sur-chefs, DRH, actionnaires, PDG, Préfets, Ministres, etc.) et des subordonnés. S’il faut retirer l’autorité des chefs, en tant que chef soi-même, non désigné par la communauté des égaux, il est possible d’avoir un rapport ironique à sa propre position, mépriser cette posture assumée uniquement par la contrainte de son propre chef.

Ainsi tout le système perd son autorité, se fissure, devient de plus en plus grinçant. Les divers échelons entrent en grève, en boycott des dispositifs de flicage et de contrôle (management), les conditions d’un changement d’époque sont en place.

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Politique du chiffre & entretiens d’évaluation

La stratégie de marchandisation capitaliste de l’ensemble des activités peut s’appliquer aux services publics de différentes façons tout en obéissant aux mêmes logiques fondamentales :

  • La première attaque, et la plus visible, est celle consistant à privatiser purement et simplement l’entreprise publique et changer ainsi son statut. Que cette privatisation soit totale ou par « ouverture partielle du capital » ne change rien sur le fond puisque le statut de l’entreprise change et que le principe de valorisation marchande et l’application de critères de rentabilité vont s’appliquer de la même façon.
  • Une deuxième façon d’attaquer est de progressivement démembrer une activité en sous-traitant et « externalisant » une partie des activités « annexes » ou « supports » et de supprimer des postes pour les métiers qui restent dans le secteur public. Les activités externalisées en question seront alors considérer comme accessoires par rapport au « cœur de métier ». Plus fondamentalement il s’agit surtout, et encore une fois, de privatiser tout ce qui peut être rentable et de maintenir dans le giron public ce qui ne l’est pas tout en le réduisant au minimum. Dès lors si l’entreprise ne change pas officiellement de statut elle se trouve peu à peu démembrée et réduite à la portion congrue.
  • La troisième façon d’attaquer est ce qu’on pourrait appeler une privatisation de l’intérieur par l’application des techniques managériales du privé au sein même du service public. Il s’agit là, non d’une valorisation directement économique de l’activité (par la vente d’un service), mais plutôt d’une modification profonde du sens de l’activité par l’ intégration des valeurs du capitalisme (au sens éthique, façon de se comporter) et de la théorie du capital humain. L’intégration de l’idéologie managériale permet et accompagne ainsi une modification de l’organisation du travail et des critères de production et de réalisation du service.

Ces trois stratégies ne sont bien sûr pas exclusives les unes des autres, elles doivent cependant être distinguées en théorie pour bien comprendre ce qui nous arrive. Et notamment comprendre que l’application de la logique capitaliste ne se réduit pas forcément et immédiatement au passage à une logique de profit économique.
C’est dans le cadre de la troisième stratégie et de l’imposition d’une culture managériale qu’on peut situer la politique du chiffre que vient incarner notre CAP SITERE préféré et les entretiens individuels d’évaluation qui se sont généralisés comme outils de gestion.

Concernant la politique du chiffre

Si notre travail, en tant qu’il n’est pas directement soumis à un échange marchand, ne produit pas de profit économique ; la politique du chiffre qui nous est quand même appliquée a pour fonction de singer les critères de rentabilité et de valorisation capitalistique du travail pour justifier notre activité, et en quelque sorte s’excuser d’exister encore comme activité de service public, cad comme « coût pour la société ». Il faut ainsi être « productif », « atteindre des objectifs » et « valoriser » notre activité : ce qui signifie produire du chiffre et communiquer autour.
La question n’est pas alors d’être réellement rentable puisque nous ne vendons pas une prestation (du moins pas encore pour ce qui nous concerne dans notre ministère) mais de vouloir l’être et de le montrer, de faire montre de bonne volonté auprès de la hiérarchie et au-delà du pouvoir politique et économique. Et accessoirement de donner une justification à la baisse continue des effectifs en intensifiant le travail par le biais du pression aux chiffres.
La justification du travail n’est plus dans la qualité du service rendu et l’ampleur de la demande sociale mais dans la justification capitaliste du maintien de notre activité selon des critères abstraits de rentabilité symbolique et de productivité.
D’où l’inflation de bilans, de plans, de reportings, de valorisation, de compte-rendus et d’aperçus chiffrés et bien sûr d’évaluations alors même que les moyens alloués à notre travail tendent à diminuer du fait de la RGPP.
Au nom du passage d’une culture de moyens à une culture du « résultat », la révolution managériale réussit ainsi le tour de passe de passe extraordinaire de mettre en scène un « résultat » par la production de chiffres tout en oubliant la question quantitative des moyens au nom de la qualité du travail.
La boucle est bouclée.

Concernant l’évaluation

Les techniques d’évaluation individualisée des performances sont un des instruments privilégiés de cette révolution managériale. On passe ainsi d’une culture juridique du contrôle de régularité au management par objectifs dans une culture du résultat. L’évaluation est censée indiquer si les objectifs sont atteints avec sanction ou gratification à la clef. Ce faisant, et sous le paravent idéologique d’une mesure « objective » du « mérite » individuel, l’évaluation suscite une compétition des agents et est une redoutable arme de division des personnels et d’intensification du travail.
Cette évaluation est étroitement liée à la politique du chiffre et à la mise en place d’indicateurs comptables. L’évaluation abstraite se substitue à la discussion autour du travail bien fait qui renvoie immanquablement au travail réel et à des jugements de valeur autour du sens du travail.

Motion : cap sitere ou tout autre logiciel à la con du même genre

La CNT combat la politique du chiffre comme destructrice du sens de notre travail en tant que service public, destructrice de nos collectifs de travail par la mise en concurrence des agents, et participant à l’invisibilisation et au mensonge sur le travail réel.
La CNT s’inscrit dans tous les mots d’ordre de boycott des remontées chiffrées comme moyen de pression et de lutte collective.
Au-delà, et en dehors d’un contexte de lutte collective, la CNT fixe au minimum un « tarif syndical » à ne pas dépasser afin d’éviter la mise en concurrence individuelle et de ne pas participer au mensonge sur le travail réel.

Motion : entretiens individuels d’évaluation

La CNT dénonce le caractère pathogène des entretiens individuels d’évaluation de performance conçu comme outil de soumission à la logique managériale du capitalisme.
Notamment,

  • la destruction des collectifs de travail par la mise en place d’une compétition individuelle.
  • L’individualisation consistant à faire supporter à chaque agent la responsabilité de ses conditions de travail.
  • la déconnection entre le travail réel et une évaluation quantitative abstraite.
  • Le lien entre l’évaluation et la relation hiérarchique et ses conséquences en termes de sanction et aliénation à la reconnaissance hiérarchique

Néanmoins le travail ne saurait se passer d’une évaluation prise dans son le plus général. Tout ne se vaut pas et chacun est amené, consciemment ou non, à évaluer en permanence son travail, dans un rapport à soi et aux autres.
La critique portée contre les entretiens individuels des performance peut, de ce point de vue, porter en creux ce que pourrait être une évaluation légitime pour nous :

  • Une évaluation déconnectée du lien hiérarchique.
  • Une évaluation déconnectée de l’abstraction quantitative.
  • Une évaluation non centrée sur l’individu.

En gros une évaluation démocratique, organisée par une discussion collective autour des règles de métier.

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Répartition ou RSA-RGU : solidarité vs charité publique

Face au chômage et/ou à la dégradation des conditions de travail dans le cadre du salariat la revendication d’un revenu garanti universel (RGU) a retrouvé une nouvelle jeunesse en France dans les années 90. Cette revendication a le parfum de l’audace, l’accent de la radicalité. Elle est pêle-mêle liée au rejet des valeurs attachées au travail, au salariat, à la protection sociale assise sur les cotisations liées au travail.

Il convient pourtant de resituer la revendication du RGU, comme extension de la logique du RMI/ RSA, dans le contexte de la création du RMI. Créé en 1988 par la Gauche, il devait permettre d’assurer aux plus démunis un revenu minimal leur permettant de survivre. Il répondait à la progression massive du chômage qu’aucun gouvernement n’avait pu ou voulu juguler. La première question qu’il est permis de se poser est alors : pourquoi, alors qu’existait déjà une réponse de la société au chômage, l’assurance-chômage, a-t-il fallu mettre en place un système radicalement différent, en parallèle ? Car l’assurance-chômage, qui fait partie de ce qu’on appelle la « répartition », était un système qui fonctionnait depuis sa création en 1958. En fait, parallèlement au développement du RMI, l’assurance-chômage – dont les valeurs initiales étaient universelles – a vu son champ d’action se restreindre progressivement. Le RMI est arrivé exactement au moment voulu, comme arme fatale contre l’assurance-chômage. Comme un produit de substitution destiné à assurer une soupape de sécurité au système capitaliste, permettant de faciliter la remise en cause d’une protection sociale selon un système de répartition en laissant aux exclus un minimum vital.

Le RGU et le système par répartition sont ainsi essentiellement différents dans leurs principes, leurs financements, leur fonctionnement et les institutions qui les mettent en œuvre.

Le contrôle par l’État et le patronat

Le RMI est d’abord essentiellement différent de l’assurance chômage par son financement. Il est financé par l’impôt et non par les cotisations sociales (cad la socialisation d’une partie du salaire versé par le patronat). Financé par l’État, il est également contrôlé par lui, qui décide seul de ses modalités d’application, de son existence même. En revanche le projet initial de protection sociale par répartition prévoyait des caisses gérées directement par les travailleurs sans passer par la tutelle politique, même si le détournement du projet initial nous a amené au paritarisme.

La charité publique

Le RMI/RSA repose sur une logique distributive également foncièrement différente du système par répartition. Comme son nom l’indique, ce dernier provient de la répartition entre salariés actifs et inactifs des richesses produites. Il repose donc sur une logique de solidarité. Le RMI, lui, repose sur une logique de charité publique. C’est l’institutionnalisation étatique du principe de la dame patronnesse tandis que le patron pompe les salariés, l’État redistribue une miette des richesses aux pauvres. Ce faisant on régresse vers le vieux principe de l’aide sociale philanthropique aux miséreux du 19e.

De plus, comme cet argent vient de l’impôt, il est pompé pour une bonne part non sur les profits du patronat (la finance est très peu imposée), mais sur la faible part laissée aux travailleurs (par le biais de l’impôt sur le revenu et de la TVA).

L’individualisation

Pour finir, le RMI/RSA correspond à une logique d’individualisation consubstantielle au capitalisme. C’est l’union qui fait la force, un « vieux » principe qui sera toujours valable, alors qu’atomiser les pauvres permet de mieux les dominer. Lorsque la répartition est un droit collectif acquis collectivement, le RMI est attribué au cas par cas, en fonction de critères individuels. Le RMIste est isolé du reste de la collectivité. Il n’est plus un chômeur en attente de réintégrer le monde du travail, il est un assisté qui doit dire merci et ne pas se plaindre. La somme qu’il touche lui permet de survivre. S’il n’a pas de soutien extérieur ou des acquis antérieurs, il lui sera impossible de trouver un logement, de mener une vie sociale normale.

De l’affrontement de classe à l’opposition inclus/exclus

En déconnectant en apparence le revenu du travail le RMI/RSA met en scène une aide aux « exclus » dans une logique d’opposition exclusion/inclusion fondée sur le fait d’avoir ou pas un emploi. Par la défense du salaire socialisé il s’agit de considérer non pas des exclus qu’il faudrait aider, mais faire payer au patronat les situations de non-travail (chômage, maladie, accident, retraite). Dans ce cadre conceptuel on reste dans l’opposition capital/travail (le chômeur n’est qu’un travailleur sans emploi qui reste indirectement exploité par le capital comme variable d’ajustement).

Du RMI au RSA

Le RSA (Revenu de solidarité active) a été adopté suite à une nouvelle charge politicienne contre les « assistés ». Il est la concrétisation des pires présages concernant le RMI. Le RMIste est un assisté, il doit donc accepter n’importe quel travail. C’est le principe fondateur : on ne va pas faire survivre une armada d’inutiles sans en profiter pour les exploiter. Service du travail obligatoire, avec un salaire misérable à peine supérieur au RMI. Plus grave : pour la première fois, ce travail est déconnecté de tous les acquis et les droits liés au salariat : le travail effectué dans le cadre du RSA ne donnera lieu à aucune cotisation sociale. En clair ? Le bénéficiaire du RSA bossera, mais sans ouvrir de droits ni pour le chômage, ni pour la retraite, ni pour la maladie (dans ce dernier cas il profitera de la couverture liée au RMI mais sans que son patron cotise!). On peut ainsi parler de travail forcé.

Alors, le RGU ?

Le RGU, conçu comme l’extension du RMI, et son élévation au niveau du SMIC est donc un leurre dangereux, une arnaque d’envergure.

Pourtant, il est des prises de position qui devraient inciter à la méfiance. Les puristes libéraux et chantres politiques de la charité chrétienne se retrouvent pour revendiquer la mise en place d’un tel système. : Alain Madelin, fer de lance du capitalisme libéral en France, a toujours été partisan convaincu du RMI. Ancien animateur de Démocratie libérale, il tranche avec la vieille bourgeoisie conservatrice : moderniste, il sait quelles sont les potentialités de cette arme fatale. Christine Boutin, dans la tendance catholique intégriste de l’UMP, a eu l’occasion de rendre un rapport à l’Assemblée nationale, en septembre, dans lequel elle aussi prônait ce qu’elle appelle un « dividende universel », sur le mode « Nous sommes tous des actionnaires ! » Attribué à tout individu dès sa naissance, sans conditions, il remplacerait… l’ensemble du régime par répartition ! Plus de Sécu, de retraite, de chômage ! I C’est ainsi que la boucle se boucle.

Pour les partisans « progressistes » du RGU qui insisteront, disant que si le RMI est au niveau du SMIC, c’est vachement bien parce qu’on peut vivre sans bosser, plusieurs questions se posent :

– Qui peut croire qu’un jour, le patronat et l’État accepteront de donner suffisamment d’argent à tous pour vivre décemment sans travailler ?

– Une société faite uniquement d’inactifs peut-elle survivre ?

Sinon qui devra travailler pour que ces inactifs puissent gagner de quoi vivre décemment sans travailler ? Car dans une société, capitaliste ou non, si personne ne travaille pour la collectivité, il n’y a plus de richesses produites et donc plus de moyens de subsister !

– À qui rend-on service en soutenant la logique du RMI contre le régime par répartition ? Pourquoi ne pas tout simplement lutter pour l’extension du régime par répartition ?

Le régime par répartition

La répartition recouvre en fait deux structures : la Sécurité sociale, qui comprend elle-même l’assurance maladie, l’assurance retraite et les allocations familiales, et l’UNEDIC, qui gère le chômage.

Pour et par les exploités

En 1945, la Sécurité sociale se crée sous le contrôle des syndicats de salariés, dont sont issus les 3/4 des représentants. Ce sont les travailleurs qui gèrent un outil destiné aux travailleurs : une partie du salaire est prélevé, sous forme de cotisations sociales. Il appartient à la collectivité des travailleurs et permettra aux travailleurs inactifs de vivre, grâce à la solidarité collective.

Vocation universelle

Ce système a une vocation universelle, c’est-à-dire qu’il doit idéalement s’appliquer à tous les travailleurs actifs et inactifs. Tout inactif doit pouvoir bénéficier de ce salaire socialisé. En plus d’être un principe de solidarité effective assurant l’existence en cas de problème, c’est également une arme redoutable contre le patronat. Celui qui est assuré de toucher un salaire s’il ne travaille pas n’hésitera pas à se mettre en maladie s’il est malade, aura les moyens de refuser un travail trop mal payé ou trop pénible. Cette situation est inacceptable pour le patronat. Voilà pourquoi toute son activité est concentrée sur la destruction de ce système. Au contraire par la mise en place du RSA il est possible de faire travailler des salariés sans les cotisations sociales et les droits qui y sont rattachés normalement.

Principe révolutionnaire

La répartition est plus qu’une épine : c’est un pieu enfoncé dans le capitalisme, malheureusement pas suffisamment pour entraîner sa mort et il est vital pour les profits de s’en débarrasser. Le principe révolutionnaire de ce système comporte plusieurs niveaux:

  • il fonde son existence sur la participation de tous à la société commune, les actifs assurant la vie des inactifs en attendant de le devenir eux-mêmes ;
  • il échappe à la logique capitaliste : il est géré par les travailleurs, avec l’argent des travailleurs, il représente un système complètement alternatif au capitalisme puisque les cotisations perçues sont immédiatement reversées, il n’y a pas de capitalisation, pas d’alimentation des marchés financiers ;
  • il n’y a ni profiteurs, ni assistés ;
  • il redistribue les richesses produites.

Le régime par répartition, en tant que conquête dans le cadre de la société capitaliste, se heurte à des limites

Le principe de répartition, limité dans le cadre du capitalisme, n’abolit pas la relation exploiteurs/exploités et la production de plus-value accaparée par le capital. Tant que la répartition laissera en place une part réservée au profit, tant que les richesses produites ne seront pas intégralement socialisées, le capitalisme voudra grossir sa propre part, donc diminuer la part des salariés, donc détruire la répartition qui l’empêche de se réaliser pleinement.

Deuxième limite, la gestion paritaire des caisses par les organisations syndicales de patrons et de salariés. Les caisses (maladie, retraite, chômage) sont alimentées par une part du salaire (que les cotisations soient patronales ou salariales ne change rien, il s’agit toujours d’une part de la production qui revient in fine au salarié, sous forme de salaire net ou de salaire socialisé). Elles sont destinées aux travailleurs inactifs (malades, retraités, chômeurs). Il est inacceptable que le patronat contribue à leur gestion, ce qui constitue une mise sous tutelle des travailleurs : c’est comme si nos patrons géraient « paritairement » nos comptes en banque et avaient leur mot à dire sur la partie nette de notre salaire ! D’ailleurs, à l’origine, la Sécurité sociale était gérée majoritairement par les salariés et ce n’est qu’en 1967 que la parité a été instaurée, à cause des dissensions entre syndicats de salariés.

Troisième limite, la corruption des organisations syndicales. Selon un dossier réalisé par Capital, les organisations syndicales de salariés comme de patrons se servent allègrement dans les caisses, cela représentant selon le journaliste de cette revue environ 33 % de leur budget, soit davantage que les cotisations (environ 25 %) ! Tout le monde se tait, car beaucoup y gagnent (excepté les travailleurs) : les syndicats qui puisent, mais également l’État qui se sert aussi dans la cagnotte, en l’utilisant pour financer des réformes gouvernementales.

Quatrième limite : une évolution nettement en faveur du patronat. Depuis la création des caisses, la part relative des cotisations patronales n’a cessé de diminuer, tandis qu’augmentait la part des richesses produites, transformée en bénéfice net. Par ailleurs, le nombre des exonérations de charges augmente sans cesse et les mécanismes de compensation théorique par l’État ne fonctionnent presque jamais, le coût réel retombant la plupart du temps sur les caisses elles-mêmes. Cette limite est donc consubstantielle au système lui-même et au caractère précaire de toute conquête des travailleurs tant que le capitalisme existera.

Etablir ces limites ne permet qu’une conclusion: aucun acquis ne sera définitif tant que subsisteront le capitalisme et l’exploitation. Le régime par répartition n’en demeure pas moins un enjeu essentiel de la lutte des classes. De plus il demeure un levier essentiel de lutte en préfigurant une société débarrassée de celui-ci.

Aujourd’hui, pour la répartition

Le régime par répartition doit être notre objectif, en termes de lutte pour la défense de nos acquis sociaux et promouvoir une répartition des richesses par et pour les travailleurs. L’acharnement du patronat et de ses relais politique à remettre en cause ce système de répartition pour promouvoir un système d’assurance privé (pour les plus riches) couplé avec un système d’aide sociale minimale étatique (pour les plus pauvres) démontre, si besoin était, l’importance de l’enjeu.

Par ailleurs, d’autres dangers que nous avons évoqué plus haut menacent la répartition, de l’intérieur même du système: dégénérescence des syndicats de salariés qui en sont les cogestionnaires, ponctions effectuées par l’État et les syndicats de patrons et de salariés, etc.

Il faut donc définir des axes de lutte qui visent non seulement à préserver les acquis, mais également à reconquérir le terrain perdu et à aller au-delà. Il faut remettre l’enjeu de la répartition au coeur des perspectives révolutionnaires.

Propositions possibles

Concernant la gestion des caisses: éviction du patronat; gestion par les syndicats, mais contrôle indépendant de cette gestion. Pas de décision importante sans consultation des salariés.

Concernant les différentes caisses : réunir toutes les caisses qui avaient été séparées afin de les fragiliser pour les attaquer à tour de rôle.

Concernant le champ d’application : à tous les salariés inactifs (tous les chômeurs, tous les retraités…) selon le principe de la répartition du travail ; le chômage sert le patronat, c’est donc à lui de payer le surcoût par l’augmentation des cotisations patronales.

Concernant les ressources: stopper les exonérations de cotisations patronales et les augmenter massivement pour les ramener au moins au rapport originel.
Revenus de remplacement à 100% du revenu de référence, etc.
 
Après, il faudra descendre dans la rue !

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Le salaire socialisé

A quoi correspond ce fameux coût du travail ?

Pourquoi entend-on dire que les cotisations sociales enchérissent le coût du travail, et surtout pourquoi ce discours est-il si facilement accepté ?

C’est avant tout par une méconnaissance de ce qu’est le salaire. La confusion est également entretenue par le terme même de charges sociales, et sa division comptable totalement artificielle entre la part salariale et la part patronale. Car au fond, il n’y a que de la salariale, mais prouvons-le.

En réalité il n’y a pas le salaire d’un côté et les charges de l’autre, il y a le salaire direct et le salaire indirect.

Pour déterminer le coût du travail, donc la valeur du salaire, il faut comprendre les 3 éléments dont se compose la force de travail :

  • Les biens et services nécessaires à l’entretien quotidien du travailleur, autrement dit ce qui lui permet de survivre et d’être efficace au travail (nourriture, logement, santé, habillement, loisirs, etc.)
  • Le coût de la formation, en amont du travail effectif, qui permet au travailleur d’exécuter ses tâches.
  • Le coût de l’entretien de la famille du travailleur (nourriture, logement, école, santé, etc.) qui permet au bourgeois de trouver la génération suivante prête à être exploitée à son tour.

Il faut ajouter deux choses à cela pour comprendre le coût réel du travail :

  • La quantité et la qualité de ces biens et services, de la formation, de l’entretien de la famille et des loisirs dépendent des normes sociales et culturelles d’une époque.
  • Ces normes sont aussi l’enjeu et le résultat d’un rapport de force, d’une lutte constante entre le travailleur et l’employeur. Tantôt en faveur d’un progrès social, tantôt en faveur de l’accroissement des inégalités et de la paupérisation des travailleurs.

Certes, mais où sont les prétendues charges là-dedans ?

La socialisation du salaire

Satisfaire aux éléments nécessaires à la reproduction de la force de travail est le rôle du salaire. Et pour y satisfaire efficacement, le salaire a dû se dédoubler. Un salaire individuel et direct, payé directement par l’employeur au salarié ; et un salaire social et indirect, composé de prestations gratuites ou quasi gratuites constituant les biens et services collectifs (hôpital, crèche, par exemple). Ces prestations sont une partie intégrante du salaire, dont la réalisation est financée par la partie indirecte du salaire, appelée cotisations sociales.

Cette partie du salaire est indirecte, elle introduit une médiation dans le temps et dans l’espace : je verse aujourd’hui pour ma retraite de demain, je verse à des organismes centralisateurs qui redistribuent.

Cette partie du salaire est sociale : la centralisation des cotisations permet de rémunérer ceux qui ne pourraient pas subvenir à leurs besoins par leur seul salaire direct (hospitalisation lourde par exemple).

Mais alors pourquoi avoir mis en place ce mécanisme, et ne pas avoir simplement ajouté au salaire direct la part des cotisations ? Pourquoi ne pas verser tout le salaire directement au salarié ?

Et bien c’est le principe de l’assurance : on aura beau économiser, doubler le salaire direct, on ne pourra jamais payer le coût d’une hospitalisation un peu longue (environ 1500 euros la journée minimum). Le seul moyen est de tous verser à un organisme centralisateur, et de compter sur la vérité statistique selon laquelle peu de gens s’écartent de la moyenne : peu de gens auront le malheur de subir une longue hospitalisation.

La cotisation de tous permet la sécurité de chacun.

Que se passe-t-il lorsque l’on exonère le patronat et qu’on défiscalise à tout va ?

Certes le profit augmente, mais une part du salaire n’est pas payée : la part socialisée. La qualité des prestations sociales diminue alors, les travailleurs sont obligés de prendre sur leur salaire direct pour payer ce qui n’est plus remboursé.

Il y a une limite à cela : si le salarié meurt, tombe malade, ou se retrouve sans le sou, il ne peut plus ni travailler, ni consommer. Le capitaliste a un problème. C’est souvent l’Etat qui va renflouer les caisses sociales, et tenter de relancer la consommation ou l’emploi (contrats aidés). L’Etat essaie de financer cela par les recettes fiscales. Mais qui paye le plus d’impôts (par rapport aux capacités contributives)? Les prolétaires et les classes moyennes. Les travailleurs payent donc ce qui leur est volé avec le peu de salaire direct qui leur reste (sous forme d’impôts).

Habituellement cela ne suffit pas et l’Etat doit recourir à l’emprunt. C’est la fameuse dette publique qui augmente. Or à qui l’Etat emprunte-t-il ? Précisément à ceux qui ont été précédemment exonérés d’impôts et de charges. Les investisseurs institutionnels (banques, fonds de pensions et d’investissements, etc.) regroupent et centralisent l’argent de la bourgeoisie qui voit dans la dette d’Etat un placement sûr. La scélératesse de la bourgeoisie est sans limite puisqu’elle commence par refuser de payer une partie du salaire (exonération de charges) puis l’impôt (niches fiscales), et termine en prêtant l’argent ainsi volé à l’Etat qui va lui rembourser avec intérêt.

Le patronat n’a plus qu’à suivre sa ritournelle classique : peser pour dévaloriser la force de travail. D’œuvrer, par le plaidoyer en faveur des exonérations, à une augmentation des profits globaux, à un rétrécissement et un appauvrissement des normes de vie de la population salariée. Ainsi s’explique la dénonciation de la dette, du trou de la sécurité sociale, des fonctionnaires mammouth, de l’inefficacité du travailleur, les 35 heures, la législation sur les heures supplémentaires et les conditions de travail pour en augmenter les cadences et la durée.

Les petits patrons en réelles difficultés du fait du système capitaliste ont tôt fait d’être séduits par les discours simples et clinquants des porte-paroles de la bourgeoisie, et de penser que leur intérêt réside dans les mesures néolibérales qui ne remplissent en vérité que grandement les poches d’une petite minorité.

Au bout de la logique, on finit par plaider pour l’intégration des charges dans le salaire direct et ainsi ouvrir la voie à la privatisation de la protection sociale. Des crises massives de sous-consommation sont alors à redouter. Nous voici prêts pour un grand bond en arrière de deux siècles.

Ceci nous enseigne qu’il faut sortir au plus vite du capitalisme et du salariat (donc du patronat), de sa logique contradictoire et mortifère.

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Motion féminisme et CNT

Le féminisme pose une question transversale à toute la société, la question des inégalités dont sont victimes les femmes et qui est loin d’être réglée…

Quelques chiffres pour planter le décor  (rapport égalité homme femme 2010):

  • Les femmes représentent 47,5% de la population active mais est concentrée à plus de 70% dans les secteurs à bas salaires (grande distribution, restauration, services à la personne 97% de femmes…)
  • 81,9% des emplois à temps partiels
  • Plus nombreuses en contrats aidés ou CDD : 10, 7% des femmes contre 5,9% des hommes
  • 80% des salariés payés en dessous du SMIC
  • 54% des chômeurs inscrits à l’ANPE ( taux de chômage 0,6 point d’écarts : 10% hommes 10,6% femmes).
  • 57% des chômeurs non indemnisés
  • 83% des retraités qui vivent avec une pension inférieure au minimum vieillesse (retraites inférieures de 42% de celles des hommes)
  • Elles gagnent en moyenne 27% de moins que les hommes et à travail et qualification égale 10% de moins que les hommes.

Dans la sphère familiale les femmes assurent toujours 80% du noyau dur des tâches domestiques et si les hommes en assument davantage qu’il y a quelques dizaines d’années, ils se concentrent souvent sur les tâches les moins répétitives et les plus visibles.
En fait même dans les couples où le partage des tâches n’est pas trop défavorable, c’est à la naissance du 1er enfant que le décrochage s’opère : les hommes font un peu plus tandis que les femmes font tout le reste et notamment tout se qui se rapporte aux enfants.

Voilà la réalité de la condition féminine en France, même si on a certes fait des progrès notamment au niveau de l’intégration dans le marché du travail, même si beaucoup d’hommes sont conscients du poids qui reposent sur les épaules des femmes, même si les femmes profitent des droits obtenus dans les années 60/70….et pour lesquels il faut encore se battre pour les conserver ( contraception : planning / IVG : luttes Tenon – Lyon).

Les inégalités flagrantes au travail et à la maison reposent sur un système de domination des femmes qui a précédé le capitalisme. L’oppression des femmes est une construction sociale : il s’agit du contrôle par le groupe des hommes du corps des femmes, de leur travail, de leurs pensées.
Cette domination masculine prend deux formes :

  • une domination physique potentiellement présente au travail, dans les lieux publics et surtout au sein de la famille (violence psychologique ou verbale voire physique et sexuelle). Ces violences permettent de maintenir un contrôle social des femmes.
  • une domination symbolique (qui conforte la domination physique) qui s’exerce par l’intégration par les deux sexes d’un système de valeur qui offre une vision du monde favorable aux dominants : c’est la construction des genres qui colle dès la naissance au sexe biologique de l’enfant un comportement pré déterminé ( famille école jouets…) pour faire court : rose pour les filles, bleu pour les garçons.

De plus, le mode de pensée dominant tient pour acquis que les femmes et les hommes ont des capacités naturelles complémentaires qui les prédisposent à certaines tâches, et de ces capacités naturelles résulte une division tout aussi «  naturelle » du travail.

C’est au moment du capitalisme que la sphère de production qui correspond à l’usine est devenue séparée de la sphère de reproduction qui correspond au foyer. La division sociale et sexuelle du travail a pris toute son ampleur avec :
La séparation des tâches dans le travail toujours sur le mode de la complémentarité hommes/femmes avec les secteurs d’activité exclusivement féminin/masculin.
Une hiérarchie entre les tâches : le travail d’un homme vaut plus que celui d’une femme.
La dévalorisation des secteurs féminisés.
Le capitalisme a su utiliser l’oppression des femmes pour se procurer un réservoir de main d’œuvre bon marché, le salaire de la femme étant considéré comme un complément de celui de son mari.

Il y a cependant des articulations contradictoires entre capitalisme et patriarcat :
Le capitalisme a besoin :

  • d’une nouvelle force de travail que constitue les femmes et il a donc besoin de la libération de cette force de la domination qu’elle peut subir ( émancipation des femmes)
  • d’un sous salariat à exploiter (vente de leur force de travail subordonné à un travail social) et donc de maintenir les femmes dans une position de dominées qui rend leur position dans le salariat illégitime.
  • du travail familial pour reproduire la force de travail et l’ordre social

(contradiction entre le premier et les deux suivants)

Les féministes des années 70 se sont battues pour faire reconnaître l’existence d’une «  oppression spécifique » des femmes. Il s’agissait de faire admettre que cette oppression était plurimillénaire, qu’elle avait précédé l’apparition de la propriété privée dans les sociétés occidentales. Mais cet effort pour faire reconnaître le caractère spécifique de l’oppression des femmes a produit des effets pervers. Celui de marginaliser la réflexion sur ce terrain au lieu de l’intégrer dans une réflexion plus générale sur les voies de l’émancipation de tous les opprimés des deux sexes.

La CNT appartient au mouvement féministe luttes des classes c’est-à-dire que nous entendons justement étroitement lier la lutte pour l’émancipation des femmes à celles de tous les opprimés. La lutte des femmes n’est pas secondaire par rapport à la lutte de classe. Le capitalisme s’articule avec l’oppression des femmes. Il n’y a pas comme le pense Christine Delphy, d’un côté le capitalisme qui exploite les salariés dans la société et de l’autre le patriarcat qui exploite les femmes. Les deux sont inextricablement lié. S’il nous arrive d’utiliser le mot «  patriarcat », nous l’envisageons comme un synonyme de l’oppression des femmes.

Nous récusons enfin les théories essentialistes/différentialistes qui revendiquent des différences et une complémentarité naturelle des hommes et des femmes.
Enfin nous pensons que, de la même façon que les blancs ont leur place dans le combat anti raciste, le féminisme concerne les hommes comme les femmes.

La CNT défends la nécessité d’un mouvement autonome des femmes. Les femmes, partie prenante de tous les mouvements sociaux, ont été obligées de s’organiser séparément pour avancer sur la question de la condition des femmes. Pour nous, ce n’est pas une nécessité ponctuelle mais permanente dans une société où globalement les femmes sont dominées, où l’espace public est considéré comme masculin : il y a besoin d’espaces où les femmes puissent discuter de comment faire avancer leur place à égalité, et de mouvements que les femmes puissent diriger sans être subordonnées aux priorités des autres.

Les conséquences sur notre militantisme

Au sein de la CNT, tout doit être fait pour que les femmes soient à égalité avec les hommes. Cela implique :

  • une vigilance quotidienne sur les comportements des militants vis-à-vis des militantes
  • une prise en charge collective de la question des gardes d’enfants
  • de favoriser la prise de parole par les femmes, notamment la possibilité d’espaces de discussion non mixtes pour les femmes.
  • la mixité et parité des directions
  • un point systématique sur le féminisme au cours de chaque congrès.